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Deux rivières-mères pour une ville-province : Shanghai

Mots clés : Shanghai, fleuve Huangpu, rivière Suzhou, le Bund, Pudong, le Xuhui Riverside
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Deux rivières-mères pour une ville-province : Shanghai

Shanghai, comme Paris, est une ville fluviale mais, à l’inverse de Paris, Shanghai ne possède pas une mais deux rivières : le fleuve Huangpu et la rivière Suzhou. Le fleuve Huangpu est plus large que la Seine – quasiment cinq fois plus large – ; la rivière Suzhou est quant à elle plus étroite mais, dès lors, c'est un peu pour Shanghai comme avoir la Seine en grande largeur et, en même temps, le cachet populaire de la rivière Suzhou.

Pr WU Jiangprofesseur à la Faculté d’architecture et d’urbanisme de l’Université de Tongjimembre de l’Académie d’architecture de Chine

texte extrait de l’intervention du Pr Wu Jiang "Rivières et fleuves : un héritage historique tourné vers l’avenir"à l’évènement Our Water Shanghai x Paris, avril 2024

  arrangement sur traduction, Martine Le Bec – H2o mai 2024
photo d'ouverture – Chine 365

 

Shanghai est née de l'eau, tout dans la ville est lié à cette "rivière-mère", et jusqu'à aujourd'hui les gens de Shanghai ne sont pas clairs lorsqu’il s’agit de dire si cette rivière-mère est le fleuve Huangpu ou bien la rivière Suzhou. À mon avis, ils le sont tous les deux. Le fleuve Huangpu et la rivière Suzhou présentent ensemble des caractéristiques spatiales très intéressantes, d’abord un cours d’eau en forme de T. Le fleuve Huangpu est le plus grand fleuve de Chine, le dernier affluent du Yangtsé. Après avoir reçu ses eaux, le Yangtsé se déverse dans la mer de Chine orientale, alors que la rivière Suzhou n’est quant à elle "qu’un" affluent du fleuve Huangpu. Historiquement, c'était pourtant l'inverse : la rivière Suzhou était le principal cours d'eau et le Huangpu son affluent ; mais après des centaines d'années, la rivière Suzhou est devenue plus étroite et le fleuve Huangpu plus large. Sa largeur lui confère aujourd’hui un espace urbain lui-même très large alors que la rivière Suzhou, du fait de son "étroitesse", dispose pour sa part d’un espace quant à lui étroitement lié à la vie urbaine. Mais ensemble, tout comme la Seine traverse Paris de part en part et dessine la ville, le Huangpu et la Suzhou dessinent de grandes courbes imprimant dans la ville de grandes et petites baies.

D’où viennent ces circonvolutions ? Deux cartes, l'une datant de la dynastie Ming (1368-1644), l’autre de la dynastie Qing (1644-1911), figurent Shanghai comme une ville d'eau, disposant d’un réseau fluvial extrêmement dense. Comme les autres villes de la région du sud du Yangtsé, la ville s'est progressivement développée à l’appui de ce réseau de voies navigables. La peinture qui suit montre la Shanghai historique, s’étant développée depuis des millénaires comme toutes les villes chinoises, à l’abri une muraille marquant aussi l’opposition entre la culture urbaine et la culture rurale. Cependant cette peinture est très intéressante et originale car elle place le point de vue sur l'extérieur de la ville et non sur l'intérieur, ceci parce qu’à l’extérieur, c’est le fleuve Huangpu. Shanghai est ainsi clairement montrée comme "venue" de l'eau.

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Bien sûr, toute ville est liée à l'eau. Notre vie urbaine dépend de l'eau. Mais Shanghai va bien au-delà, parce que ses deux rivières connectent la ville à la région la plus riche du sud du Yangtsé, permettant que les produits de toutes les autres régions de Chine parviennent à elle ou y transitent en utilisant le Yangtsé, pour repartir vers de multiples destinations, certaines très lointaines, en empruntant la mer de Chine orientale puis le Pacifique. Cette position géographique privilégiée a fait de Shanghai un important centre commercial depuis l'Antiquité. Cette activité commerciale très développée n’était pas vraiment conforme à la culture traditionnelle chinoise, qui ne valorisait pas beaucoup le commerce. Mais née de l’eau, Shanghai est, du même coup, née du commerce et, par opposition à la culture traditionnelle chinoise, a de toujours témoigné de moins de réserve ou de retenue que n’importe quelle autre ville du pays, s’affirmant ainsi comme pleinement vivante et libre. Sur cette peinture figure également un exemple typique de l'architecture chinoise, très rigoureuse, symétrique et solennelle depuis ses palais jusqu’aux temples. Néanmoins le bâtiment public de Shanghai le plus important à l'époque n'était ni un palais, ni un temple, mais… une maison de thé. Pourquoi une maison de thé ? Eh bien parce que la maison de thé est l’endroit où se font les affaires, tout comme à Paris dans les cafés.

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Une période particulière dans l'histoire a changé le cours du développement de Shanghai : il s’agit de la guerre de l'opium survenue en 1840. Les troupes britanniques sont entrées dans la ville par le fleuve Huangpu, et comme tout le monde le sait, alors que la Chine ne pouvait pas battre l'Europe à cette période, les troupes britanniques ont occupé Shanghai ; peu à peu un nouveau type de développement a dès lors émergé. La partie marquée en rouge sur cette carte est la nouvelle ville établie par les Britanniques, et en dessous, la partie bleue représente la vieille ville. Shanghai était donc considérée comme une ville coloniale, mais en réalité, avant que les Occidentaux ne s’y installent, la ville était déjà très développée. C’est seulement la direction de ce développement qui a changé avec l’apparition, au nord, d’une zone résidentielle européenne, appelée la "concession". La première concession a été ouverte par les Britanniques et les Français ont ensuite fait de même : c’est la partie jaune figurée sur la seconde carte. En dessous, apparaît un cercle blanc : c'est la ville chinoise. En même temps concession britannique, concession française et ville chinoise, Shanghai a ainsi connu une situation très rare dans l'histoire des villes. 

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Que cela lui a-t-elle apporté ? De cette situation est née une ville très ouverte. C’était la première fois que les Chinois se voyaient confrontés sur leur sol à différentes cultures, différents développements, et bien sûr aussi différentes conceptions du développement urbain. Même si les concessions britannique et française étaient différentes, les deux se sont progressivement développées pour former le nouveau centre de la ville. Cependant, qu’il s’agisse de la concession britannique, de la concession française ou de la ville historique chinoise : toutes trois se sont construites le long de la rivière. Elles sont même là à cause de la rivière, à laquelle elles doivent entièrement leur existence. Cette partie, la plus centrale de la ville, est appelée le Bund. Beaucoup de gens pensent qu’il s’agit là d’un mot allemand, mais ce n'est pas le cas, ce mot vient de l’hindi. En Inde, ce mot "bound" désignait l'espace riverain occupé par les Britanniques ; et c’est donc ce mot que Shanghai a emprunté pour désigner la bande riveraine du fleuve.

Ce "bound" de Shanghai s'est développé extrêmement rapidement : de 1900 à 1920, puis à 1930 et à 1940, le terrain vague d’origine en front d’eau moderne et prospère. Le Bund s’est imposé comme le centre de la ville, et plus encore comme son emblème, et cela jusqu’à aujourd’hui. Après la libération de la Chine en 1949, le Bund est progressivement devenu un espace public de loisirs, avant d’être aujourd’hui un grand parc.

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La photographie ci-dessous date de 1960 : le Bund, auparavant lieu privilégié de la vie occidentale, s’est progressivement ouvert à la population chinoise. Avec la réforme et l'ouverture de la Chine, l'économie du pays s'est beaucoup développée et le Bund en tant que centre de la ville est devenu très occupé : les voitures de plus en plus nombreuses s’y sont imposées, des voies de circulation nouvelles ont été aménagées. Du coup, les gens ordinaires se déplaçant à pied ou à vélo ont rapidement été exclus du Bund, totalement accaparé par le trafic automobile.

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Si le Bund apparaissait toujours très beau et très attirant pour les touristes, locaux et étrangers, du même que pour les résidents de Shanghai, il y a vingt ans, prendre une photo au lieu était chose quasi impossible, parce que vous ne pouviez tout simplement pas y aller. Shanghai a alors pensé : que devons-nous faire de ce lieu et de cette ville ? Le Bund est un endroit très étrange, qui se distingue des autres villes de par le monde, même comme Paris et Londres, riveraines d’un fleuve, car si le Bund est également un lieu riverain, il est aussi une frontière – à la fois centre-ville et bord de la ville, parce que au-delà de lui, c'est le fleuve Huangpu, et jusqu’à peu, de l’autre côté, sur l’autre rive, rien.

Le fleuve Huangpu, large de plus de 500 mètres, est un obstacle difficile à franchir. Situé sur la rive est du fleuve, Pudong (qui signifie littéralement "à l’est du Pu", pu pour Puxi, le centre historique de la ville) n’était encore, jusque dans les années 1980, qu’une vaste zone marécageuse, parsemée de cabanes de riziculteurs, de chantiers navals à l'abandon et de hangars en ruine. Jusqu’aux années 1960, un seul axe à deux voies reliait le district à Shanghai. Une étape importante dans le développement de Shanghai a donc été celle du développement de Pudong. Fin des années 1980/début des années 1990, le gouvernement chinois décide d'y ouvrir une zone économique spéciale. Des ponts et des tunnels sont construits. Le district devient progressivement partie intégrante de la mégapole et le fleuve Huangpu passe du statut de "barrière" à celui de cours d’eau "structurant" de la ville. 

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C’est ainsi que la rivière Suzhou, bien qu’ayant conservé son rang de rivière-mère de la ville, doit dorénavant en partager le privilège avec le fleuve Huangpu. La première continue de dessiner son tracé dans le Shanghai Puxi historique et culturel, le second est devenu le front d’eau du Shanghai Pudong, hypermoderne et prospère.

Mais le Bund restait encore une autoroute urbaine, forte de douze voies. En 2007, la municipalité de Shanghai décide un vaste projet de réaménagement du Bund, devant être achevé en trois ans pour l’inauguration de l’Exposition universelle Shanghai 2010. Il s’agissait d'enterrer tout le trafic pour transformer entièrement le Bund en parc d’agrément ; de fermer ou déplacer les usines polluantes et les entrepôts industriels. Si le sujet était évidemment d’assainir la ville ayant démesurément grandi avec le développement du district de Pudong, il s’agissait aussi de la "redonner" à ses habitants.

L’Exposition universelle de 2010 s'est organisée sur le thème "Better city, better life". Après elle, les transformations se sont poursuivies sur les deux rives du Huangpu. Sous le crayon de l’architecte Zhang Min, l'usine électrique est devenue un célèbre musée d'art contemporain, dont le nom "Power station of art" rappelle son héritage. À l’issue de l'Exposition, Shanghai s’est aussi engagée à transformer progressivement tout l'espace occupé par l'exposition en parc ; une partie des pavillons, dont le pavillon français, a été conservée. L’aménagement est aujourd’hui quasiment achevé, et très fréquenté par les habitants de Shanghai et ses visiteurs.

Cette transformation n’a pas seulement concerné les rives du Huangpu mais aussi tous les abords de la rivière Suzhou qui étaient atteints par une pollution extrêmement sévère et nauséabonde en raison des nombreuses industries implantées. L’étroitesse de la rivière et son imbrication plus ancienne et plus forte dans la ville ont rendu cette étape plus difficile que pour le fleuve. Afin d’ouvrir les lieux à tous, la municipalité a lancé un projet important : le "projet d'une rivière et d'un fleuve". Cette ouverture des rives tant de la rivière que du fleuve a imposé de négocier avec les résidents afin d’ouvrir les accès des propriétés (nombre de immeubles de grande hauteur occupés par des appartements luxueux), par exemple de 8 heures du matin à 7 heures du soir. Là encore, d’anciennes installations industrielles, directement liées à l'histoire de la ville ont été conservées.

Aujourd'hui, les deux rives de la rivière ont été ouvertes, totalisant 42 kilomètres, qui s’ajoutent aux 45 kilomètres de fronts d’eau du fleuve Huangpu. Peu de villes dans le monde peuvent s’enorgueillir d’une telle présence de l’eau.

Le Xuhui Riverside, partie sud du fleuve Huangpu occupée par des usines, gares et quais, est devenu un parc rassemblant les installations artistiques les plus importantes de Shanghai, des musées d'art contemporain et des galeries d'art, faisant de Shanghai l’un des lieux culturels les plus exceptionnels au monde. 

Située sur la partie nord du fleuve l’Université Tongji University occupe elle-même une ancienne centrale électrique transformée par le professeur Zhang Bin. Que ce soient des anciennes usines textiles ou des chantiers navals, les architectes ont joué avec l’héritage de la ville pour dessiner ses musées, centres d’art, centres commerciaux ou écoles. 

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Pour associer le public à ce "grand œuvre" de transformation la ville organise tous les deux ans la SUSAS, Shanghai Urban Space Art Season (saison de l'art de l'espace urbain de Shanghai). Cette biennale promeut le concept de transformation des deux rives du fleuve Huangpu et de la rivière Suzhou. Ayant été le commissaire de la première édition, je me souviens que celle-ci avait brillamment accueilli 100 000 visiteurs ; cette année la cinquième édition a dépassé le million de visiteurs. L’évènement est traditionnellement organisé dans d’anciennes usines.

Transformer les "espaces négatifs industriels passés, insalubres et inamicaux" en espaces publics d’agrément est sûrement ce dont Shanghai et ses habitants sont aujourd’hui les plus fiers. ▄

 

L'auteur et ressources
Wu Jiang est diplômé du département d'architecture de l'Université Tongji de Shanghai, où il enseigne depuis lors. Il a été professeur invité à l'Université de Harvard de 1996 à 1997. Ses recherches portent sur l'histoire des villes et de l'architecture. Il s'est notamment distingué par son travail remarquable, devenu une référence pour les spécialistes, sur la ville de Shanghaï, dont il est vice-directeur du bureau d'urbanisme. Régulièrement invité pour des conférences au sein d'universités et de centres de recherche prestigieux aux États-Unis, en Inde, en Australie, à Singapour et partout en Europe, il est membre de l'Académie d'architecture de Chine, du Comité de la commission d'architecture et du Comité de la commission de la communication internationale.
Le Pr Wu Jiang est également membre de l’Académie d’architecture de France.
Interview du Pr Wu Jiang sur la préservation de la vieille ville de Shanghai – Les Échos, 2004
Ressources 
Pudong, le nouveau poumon de Shanghai, Hélène Hovasse – Persée, Perspectives chinoises, 1993
Shanghai – site officiel
Illustration ci-dessous – Eveneos, destination Chine

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