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Un pipeline pour irriguer le Gobi
RÊVE OU RÉALITÉ ?
Caroline RIEGEL – Baïkal-Bangkok H2o – mars 2005
S'étendant sur plus de 3 000 kilomètres, le long de la frontière entre
la Chine et la Mongolie, le désert de Gobi est un vaste plateau affaissé
depuis des millénaires, une terre d'extrêmes où des écarts de
température de plus de 40 °C sont possibles dans une même journée.
Constitué par ensemble de bassins (talas) encadrés de crêtes et de
cuvettes caillouteuses ou sableuses, balayées par des vents implacables
et brutaux, le désert est gouverné par un mécanisme atmosphérique
immuable : hautes pressions lors des hivers froids et secs et basses
pressions en été, avec de nombreux orages secs et lourds. Les
précipitations estivales ne dépassent guère 150 mm et les cours d'eau,
rares et irréguliers, se perdent dans le sable ou dans des étangs
saumâtres, asséchés une majeure partie de l'année.
De nombreux puits y ont été forés par les
Soviétiques à partir des années 1950 afin de capter l'eau des nappes
souterraines et fossiles. Ces puits s'ajoutent à ceux creusés dans la
nappe superficielle par les nomades qui savent mieux que quiconque où
chercher l'eau pour leur survie et celle de leurs troupeaux. Mais lors
de ma traversée du Gobi, j'ai pu observer que plus de la moitié des
puits de pompage étaient abandonnés et inutilisables (fermés ou
comblés). En réalité, il semble que 60 % des 35 000 puits mécanisés
soient inutilisables 1. En effet, depuis le retrait soviétique en 1992,
bien peu de puits ont été forés et les Russes sont partis en prenant
soin de rapatrier toutes les précieuses données sur l'eau et les
ressources des sols amassées lors de leurs campagnes de forage et
commettant même l'hérésie de détruire et combler certains puits. De
plus, des changements climatiques ont diminué le niveau des nappes
phréatiques et asséché certains puits. Il en résulte, entre autres
méfaits, un surpâturage parfois important à proximité des puits et des
yourtes. C'est ainsi que nous avons souvent préféré passer la nuit dans
des zones sauvages afin de permettre à notre chameau de brouter
convenablement.
La connaissance des nappes et des ressources des sols du Gobi semble
aujourd'hui un privilège oral détenu par la vieille génération qui a
travaillé à l'époque communiste. Faute de fonds pour entreprendre des
campagnes de forages, particulièrement onéreuses dans une nappe d'eau
souvent très dure et très profonde (de 100 à 200 mètres), les nomades
semblent donc condamnés à boire une eau qui, d'après les ingénieurs,
serait loin de répondre aux normes de potabilité. J'ai d'ailleurs pu
constater que l'eau des puits de la nappe superficielle (entre 1,5 m et 5
m en général) était insalubre et nauséabonde quand le puit était en
veille depuis un certain temps, la surface étant alors infestée de
tiques avides de sang animal. Lorsqu'elle est quotidiennement pompée
l'eau semble conserve un goût légèrement salé mais semble potable – je
n'ai personnellement ressenti aucun trouble à la consommer et ni observé
les signes d'une quelconque infection chez les nomades qui soit
directement lié à une consommation d'eau douteuse. Toutefois, selon les
spécialistes, l'eau de ces nappes de surface est particulièrement dure
avec une concentration trop élevée en minéraux et trop basse en
fluorides. D'après un rapport du PNUD sur la Mongolie, ces
caractéristiques génèrent à long terme des troubles urinaires, rénaux,
thyroïdes et dentaires et contribue à limiter l'espérance de vie. À ce
propos une anecdote m'a laissée perplexe : à Bogd, alors que j'étais
accueillie dans une famille d'accueil, la maîtresse de maison préférait
aller chercher l'eau à la rivière voisine, éloignée d'un kilomètre,
plutôt que de pomper l'eau du puit tout proche. "L'eau est mauvaise,
trop dure" m'a-t-elle expliqué. Pourtant le filet d'eau de la rivière
auquel elle va puiser, qui ne coule que par intermittence, traverse des
pâturages surfréquentés et même la décharge de la ville !...
Ces petits puits de surface, en pierre, béton ou terre renforcée par des
pneus, sont le plus souvent manuels, mais dépourvus de seau si aucune
yourte ne se trouve à proximité. J'ai pu observer des mécanismes de
levier manuels ou de manivelle tournante actionnée par un cheval, et à
plusieurs reprises, un système de chaîne simple et judicieux qui remonte
un bouchon de caoutchouc étanche dans un cylindre et l'eau qu'il a pu
emprisonner, pour la renvoyer gravitairement vers l'abreuvoir. Car les
puits d'exploitation des nomades sont systématiquement dotés d'un
abreuvoir, en béton ou pneu déroulé, pour permettre aux bêtes de boire.
Abreuver un troupeau de chameau assoiffé, quand il faut puiser l'eau
manuellement n'est pas une mince affaire, chaque bête buvant entre 80 et
100 l d'eau.
En ce qui concerne les cultures irriguées, sur près de 1 000 kilomètres
de traversée, je n'ai observé de jardins qu'à trois reprises. Dans deux
cas, ce n'étaient que de petites parcelles, l'une pour un particulier et
l'autre pour un sanatorium, l'eau étant alors pompée dans le puit
voisin, ce qui nécessite une importante consommation de gazole. Seule la
ville de Bulgan est entourée de jardins, véritables oasis de verdure et
labyrinthes de rigoles savamment agencées pour permettre d'irriguer des
petites parcelles de culture. Le travail nécessaire à ce jardinage de
désert est particulièrement important et exige un arrosage par bouchage
et débouchage manuel des rigoles toutes les trois nuits. Ces cultures
doivent leur existence à une source qui permet une alimentation continue
en eau à moindre coût.
De telles observations n'ont pas manqué d'éveiller ma curiosité quand
aux solutions possibles pour améliorer la condition des nomades, réduire
le surpâturage, développer la culture irriguée qui constitue un apport
non négligeable de vitamines, souvent absent dans l'alimentation
quotidienne, et enfin offrir une eau de meilleure qualité. C'est le Centre mongol de soutien aux projets hydrauliques d'Oulan Baator qui
m'a fourni une réponse : Herlen-Gobi, un système d'approvisionnement en eau pour les régions arides du sud est de la
Mongolie, projet qui comprend un barrage réservoir sur la rivière
Herlen, à 100 km au sud est de la capitale, plus de 1 000 km de pipeline
souterrain, des stations de pompage et des "kiosques" de distribution
d'eau par intervalle de 10 km dans les zones nécessiteuses.
Les objectifs du projet sont multiples :
- Alimentation
en eau de diverses mines (Oyu Tolgoi, Tavan Tolgoi, Tsagaan Suvrage) et
développement de l'exploitation minière dans une région riche en or,
cuivre et charbon que le peu d'infrastructures d'alimentation en eau et
un coût très élevé de forage limitent.
- Augmentation de la production d'or, cuivre et charbon, priorité
gouvernementale dans le cadre du développement économique du pays. (Cela
devrait aussi limiter les abus d'exploitation d'eau de surface par les
exploitants d'or, qui ont entre autre largement contribué à assécher la
rivière et le lac Ulaan, provoquant le mécontentement des populations
aval ainsi que des manifestations.)
- Alimentation en eau des villes de provinces et distribution d'eau
potable dans les campagnes.
- Réduction de l'exode rural qui engorge la capitale, réduction des
pertes de bétail, production de laitages, viande et laine.
- Développement de la culture irriguée et construction de systèmes
d'irrigation le long du pipeline.
- Plantation de légumes, et fourrage animal.
- Alimentation en eau de la ville frontière chinoise d'Erlian.
Les experts considèrent cette alternative comme avantageusement
palliative aux limites et aléas d'exploitation des nappes souterraines
et surtout des nappes fossiles non rechargeables, et considèrent que la
politique de "non action" ne laisserait que la situation actuelle
empirer peu à peu. Ce projet représente un investissement de près de 230
millions de dollars qu'il est prévu d'amortir sur une quinzaine d'année
par la vente d'eau à des prix étalonnés en fonction des utilisateurs,
afin de ne pas pénaliser les nomades qui ne sauraient en profiter. Les
prix de l'eau le litre, proposés sont les suivants :
- Industrie : 0,9 tougrig (90 mongos, soit 0,0001 dollar !)
- Villes : 0,5 tougrig
- Agriculture : 0,2 tougrigs
Bien sûr, un tel projet demande, avant de s'enthousiasmer, une réflexion
sérieuse sur les impactes environementaux et se doit d'être accompagné
d'une étude d'impact complète et reconnue. Il est aussi prévu de créer
une équipe de management constituée de compétences et d'horizons divers,
qui serait responsable du projet et par la suite une organisation
indépendante pour la gestion de l'ensemble. D'ores et déjà, les risques
semblent limités en ce qui concerne la pollution des sols et du paysage
(eau et non pétrole et pipeline souterrain moins sensible au gel). Reste
l'impact du barrage réservoir et du prélèvement prévu de 3 % du débit
de la rivière Herlen pour ne pas reproduire de situation semblable à
celle d'Asie centrale qui a largement lésé les population aval de l'Amou
Daria et du Syr Daria, sans parler de la catastrophe écologique de la
mer d'Aral (ou plus localement de lac Ulaan en Mongolie). Une étude
correcte et approfondie décidera du débit maximum prélevable, aux
organisations concernées et gouvernements de suivre à la lettre ces
études !
Mais en attendant de poser la première pierre de ce projet d'envergure
et qui lors de sa présentation m'a semblé mûrement réfléchi et né du
désir de dynamiser cette région déshéritée et d'améliorer des conditions
de vie difficiles, il va falloir réunir les fonds nécessaires (le
gouvernement mongol n'étant pas en mesure de supporter les frais) tout
en évitant les pièges de la corruption malheureusement existante ici
comme ailleurs. Et tout ceci n'est pas forcément une mince affaire.
Cependant pour avoir rencontré et côtoyé de nombreux nomades, il me
semble évident d'après leurs réflexions et questions (qualité de l'eau,
mécanisation des puits, etc.) que ce projet serait accueilli avec joie et
intérêt. Affaire à suivre...
De l'eau pour Oulan Baator
Oulan Baator, capitale de la
Mongolie, subit depuis la période de transition, un exode rural très
forte. S'y agglutine aujourd'hui presque la moitié de la population du
pays qui atteint 2,7 millions d'habitants. Les quartiers de yourtes se
font de plus en plus nombreux et s'étendent loin du centre, colonisant
les petites vallées avoisinantes. Pas de système d'alimentation en eau
potable ni d'assainissement pour les nouveaux venus qui bien souvent
s'approvisionnent à de nombreuses sources dans les collines, mais pour
la plupart non potable (contamination bactériologique principalement par
les latrines). Les chiffres sont éloquents : il est prévu une
augmentation de la population citadine de 4,5 à 5 % jusqu'en 2010 qui ne
se réduira ensuite qu'à 1,5 / 2 %.
L'alimentation en eau de la capitale se fait par le biais de quatre
sources constitués chacune par un ensemble de puits forés de 25 à 50
mètre de profondeur dans la nappe phréatique quaternaire le long de la
rivière Tuul. En 2002 entre 110 et 130 puits produisaient
quotidiennement un volume moyen de 151 900 m3. Certains quartiers de
yourtes sont alors desservis par de camions citerne qui alimentent des
kiosques de distribution. Mais ce n'est pas sans difficultés : mauvaises
routes d'accès, notamment l'hiver, queues lors de l'arrivée du camion
et réserves souvent vides.
Un premier projet destiné à alimenter deux quartiers périphériques de
yourtes en eau potable et courante a déjà vu le jour. Le système
comprend un réservoir sur le point haut du quartier, alimenté par des
stations de pompages et dont l'eau est chauffée en hiver pour éviter le
gel. Gravitairement, cette eau est alors amenée dans les kiosques de
distribution où les particuliers viennent acheter leur eau avec leur
bidon de réserve pour moins d'un tougrig le litre. Un second projet
similaire, auquel participe l'Association du réseau des experts pour l'environnement et le
développement – AREED, est en
cours de implantation et concerne entre autre le quartier de Garchuurt
avec la crèche, l'école et l'hôpital.
L'alimentation en eau potable est certes une priorité, mais
l'assainissement de ces quartiers et le traitement des eaux usées,
souvent simplement rejetées par les particuliers à l'extérieur de la
yourte, ainsi que le problème de traitement des latrines, simples trous
creusés dans le sol sont à résoudre dans un court délai pour éviter une
pollution quasiment irréversible de la nappe. .