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Un barrage contre l’Atlantique

Mots clés : un Néo Atlantropa pour lutter contre la montée des eaux en Méditerranée
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UN BARRAGE CONTRE L'ATLANTIQUE

Le projet Atlantropa a été imaginé en 1928 par l’ingénieur allemand Herman Sörgel pour réunir les deux continents européen et africain. Un Néo Atlantropa pourrait demain s'imposer, cette fois comme la solution durable à la montée des eaux en Méditerranée.

Alexandre MEINESZ
biologiste, professeur émérite à l'Université Côte d'Azur
auteur de Protéger la biodiversité marine (Éd. Odile Jacob, août 2021)

H2o – février 2022

 

Le constat : l’irrésistible montée des eaux

C’est de façon presque imperceptible que le niveau de la mer monte. Cette montée des eaux se manifeste d’abord par des submersions lors des tempêtes dont la fréquence et l’intensité augmentent, puis de façon pérenne en période de mer calme. Devant les côtes françaises de la Méditerranée de plus en plus de maires de communes littorales se plaignent de la montée des eaux. Des terrains situés en bord de mer sont régulièrement emportés sur le littoral du Languedoc-Roussillon et de la plaine orientale de Corse. L’érosion des plages se constate un peu partout. Pour tenter de la ralentir, près de 280 épis perpendiculaires au littoral ont déjà été construits devant les rivages de Camargue et du Languedoc et 30 kilomètres de digues érigées au niveau de la mer protègent des rivages menacés de submersion devant toutes les côtes françaises de la Méditerranée [voir à ce sujet le site MEDAM – www.medam.org]. D’autres procédés sont testés comme des poches de géotextile enfouies sous le sable au niveau de la mer et des digues sous-marines parallèles à la mer. Malgré toutes ces techniques de protection, l’engraissement des plages est de plus en plus nécessaire pour compenser la montée des eaux (en 2018, 80 000 m3 de sable ont été déversés devant les plages de la Croisette à Cannes et 5 000 m3 de galets doivent engraisser chaque année les plages de la promenade des Anglais à Nice). Ces mesures de défense contre la mer et de préservation des plages sont très coûteuses et les collectivités locales font remonter de façon hiérarchique les besoins de subventions pour les financer. Ces dispositifs temporels ont tous une échéance fonctionnelle. Aujourd’hui, certains épis qui étaient adossés à la côte en Camargue se trouvent isolés en mer car le trait de côte a reculé. Devant ce constat, les autorités prévoient dans certains sites de ne plus lutter contre la mer. La Camargue est ainsi vouée à être inondée. 

Partout, devant les rivages plats de Méditerranée, pour lutter contre l’érosion et les inondations, il sera nécessaire tôt ou tard de construire des digues pour protéger des terres agricoles, des routes, des voies ferrées, des villes littorales et surélever les quais portuaires et leurs contours. Tous les littoraux des plaines alluvionnaires devront être endigués jusqu’à l’intérieur des terres pour "encadrer" les embouchures des fleuves et rivières. Les terres inondables de façon chronique deviendront ainsi des polders encerclés de digues avec des systèmes d’évacuation des eaux arrivant par les cours d’eaux (comme c’est le cas depuis longtemps aux Pays-Bas). L’ensemble va dénaturer une grande partie du littoral qui sera progressivement défiguré par des amoncellements de tétrapodes en ciment, de murs de béton ou d’empilements de blocs rocheux. Les plages naturelles accolées à des routes, voies ferrées ou bâtiments disparaîtront laissant place, selon les configurations de la côte, à des plages artificielles qu’il faudra surélever et sans cesse "engraisser" de sable ou de galets. Les conséquences sur la cible "vie marine" seront également ressenties par la perte irréversible des petits fonds si indispensables au cycle de vie d’un grand nombre d’espèces animales. Ces habitats seront enrochés et bétonnés d’ouvrages de protection des côtes. Les fonds plats, près de la surface, sites vitaux de développement de beaucoup de poissons juvéniles, seront bouleversés.

L’ensemble du pourtour méditerranéen est concerné, comme beaucoup d’autres endroits de par le monde. La région de Venise, située au fin fond de l’Adriatique, est déjà concernée. La ville historique, joyau du patrimoine de l’humanité, est de plus en plus fréquemment inondée lors des épisodes de hautes eaux (l’acqua alta). Ces inondations deviennent communes et les hauteurs d’eaux relevées sur la place Saint-Marc ont tendance à augmenter. Pour les habitants et les touristes, la ville de Venise met alors en place des passerelles en bois pour qu’ils ne pataugent pas jusqu’aux genoux. En réalité, toute la ville est menacée sous la conjugaison des périodes d’inondations qui s’amplifient, du poids des édifices qui s’enfoncent dans la vase lagunaire et du pourrissement des fondations de bois supportant toutes les maisons et palais construits il y a cinq à dix siècles. Pour sauver la Sérénissime, un projet est en cours de réalisation. Dénommé Moïse (MOSE en italien, acronyme de MOdulo Sperimentale Elettromeccanico, module expérimental électromécanique), le projet représente un investissement de 5,5 milliards d’euros pour construire 79 barrages mobiles hydrauliques escamotables pouvant cloisonner toute la lagune. Ils seront actionnés lors des épisodes de hautes eaux. 

Des études économiques pourraient être réalisées pour chiffrer les efforts cumulés consentis par les 23 pays méditerranéens et toutes les collectivités territoriales pour protéger leurs richesses littorales et faire face à la montée des eaux. Celle-ci a été évaluée par le GIEC avec deux scénarios à l’horizon 2100. L’un est optimiste avec une montée des eaux de 26 centimètres, l’autre est pessimiste avec une montée de 98 centimètres. Pour certains prévisionnistes, encore plus pessimistes, elle pourrait dépasser le mètre (en 2008, des experts tablaient sur une montée des eaux de l’ordre de 3 mètres pour 2100). Et si nos efforts pour limiter les gaz à effets de serre se révélaient insuffisants d’ici à 2100 ? L’échéance de 2100 ne constitue qu’un point temporel intermédiaire et la question fondamentale à laquelle il faudrait pouvoir répondre est : de combien les eaux vont monter à l’apogée du changement climatique ? (En tenant compte des scénarios les plus optimistes en matière de réduction de nos émissions de CO2, certains experts évoquent une apogée vers les années 2300.)

Une étude récente est préoccupante. Elle envisage un effet domino par le déclenchement de "bombes à retardement" amplifiant brusquement le changement climatique. [Trajectories of the Earth in the Anthropocene, Steffen et al., Proceedings of the National Academy of Science (PNAS), 2018] Sont évoqués : la libération de méthane piégé dans le permafrost ; la réduction de la banquise renvoyant les rayonnements du soleil (causant un réchauffement accentué des océans) ; la multiplication des méga-incendies (comme en Amazonie, Californie ou Australie) libérant des quantités colossales de CO2 ; la libération d’hydrates de méthane depuis les fonds marins ; la saturation en CO2 des océans. Un constat historique très inquiétant a aussi été révélé en 2019 : il y a entre 3 et 4 millions d’années, au cours du Pliocène, alors que la teneur en CO2 de l’atmosphère était voisine de l’actuelle teneur et que les températures moyennes étaient de 2 à 3 °C supérieures à celles de l’ère préindustrielle, le niveau des océans était de 16 mètres au-dessus du niveau d’aujourd’hui. Cela pourrait indiquer une inertie dans les conséquences d’une accumulation brutale des gaz à effet de serre. Ces gaz persistant dans l’atmosphère pendant plus d’un siècle, inéluctablement les décennies connaîtront une montée des eaux de plus en plus rapide et importante. [Evidence for past high-level sea rise, University of New Mexico, 2019]

À tous ces effets induits par l’augmentation des gaz à effet de serre, pourraient s’ajouter des interférences de phénomènes naturels (relatifs aux fluctuations de la position de la Terre dans le système solaire), pouvant amplifier ou, nous pouvons l’espérer, réduire, nos actions anthropiques néfastes. Néanmoins, dans tous les scénarios, nous devons considérer comme exponentielle l’évolution des dépenses qui devront être consenties pour la défense du littoral. 

Tout cela est en cours. À l’échelle d’une génération, il nous faut nous préparer à ces perspectives inéluctables. La lutte globale contre les émissions de gaz à effet de serre a débuté trop tard et elle n’est encore ni coordonnée et suivie par tous les États. Il faut donc prévoir les pires conséquences à court et moyen termes. Mais devons-nous nous résigner à mener cette lutte contre la mer de manière désordonnée avec plus ou moins de moyens selon les pays, régions ou mégapoles concernés ? Un projet comme celui de l’ingénieur visionnaire allemand Herman Sörgel pourrait-il constituer la solution ? En tout cas, moi j’y crois et que m’importe si certains me traitent d’utopiste ou de fou. 


Le projet Atlantropa d’Herman Sörgel

Herman Sörgel (1885-1952) était un ingénieur allemand talentueux et entreprenant du début du XXe siècle. Après la défaite allemande de la Première Guerre mondiale, une remise en question politique sévit dans toute l’Europe et plus particulièrement en Allemagne, confrontée au prosélytisme communiste émanant de la proche URSS. Le chômage, la crise économique majeure de 1929, l’augmentation du prix du pétrole et le déclin du pays allaient rapidement se conjuguer pour l’emporter bientôt, dès 1933, dans la tourmente nazie. Pour sa part, l’utopiste Sörgel restait mû par un sentiment humaniste et unificateur : son projet pour la paix était de réunir l’Europe à l’Afrique en asséchant la Méditerranée, ainsi remplacée par de gigantesques polders arables. Un grand barrage fermerait le détroit de Gibraltar, complété par un système d’écluses à Gibraltar ainsi que sur le canal de Suez. Un pont était en plus prévu entre la Sicile et la Tunisie. Herman Sörgel souhaitait ainsi reproduire en partie la "crise messinienne", nom donné à la période (il y a 5,6 millions d’années) où le détroit de Gibraltar a été bouché naturellement entraînant le dessèchement de la Méditerranée. Et parce qu’il voyait grand et loin, l’ingénieur imagina même prolonger tout cela par des aménagements sur le fleuve Congo, pour irriguer le Sahel et fournir de l’énergie hydroélectrique jusqu’en Europe.  

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Il dessina le barrage de Gibraltar en forme de coude afin d’éviter sur sa plus grande longueur les grands fonds (jusqu’à moins 250 mètres au milieu du détroit). L’infrastructure devait mesurer 35 kilomètres de long avec une hauteur de 300 mètres sur sa partie la plus profonde. L’ingénieur avait planifié sa construction : d’après ses calculs, avec les moyens de l’époque et 200 000 ouvriers, le barrage pouvait être construit en moins de dix ans. Dans ce détroit, les courants de surface sont établis essentiellement de l’Atlantique vers la Méditerranée (ce qui compense l’évaporation de l’eau de toute la Méditerranée). Cela représente 90 000 mètres cubes d’eau par seconde. Selon Sörgel, c’est le volume d’eau équivalent à douze chutes du Niagara. Cette force hydraulique colossale aurait permis d’actionner des turbines hydroélectriques et de produire une énergie équivalente à celle de 31 réacteurs nucléaires actuels. La Méditerranée, devenant une mer fermée où l’eau s’évapore, devait s’assécher rapidement même en laissant rentrer de l’eau en provenance de l’Atlantique pour faire fonctionner les turbines hydroélectriques. Sörgel avait calculé qu’après vingt années, le niveau de la Méditerranée aurait baissé jusqu’à l’extrémité du plateau continental, soit jusqu’à moins 200 mètres, où se trouve actuellement le début de la pente raide du talus continental. Une surface de près de 600 000 kilomètres carrés devenait ainsi émergée, pouvant ainsi être cultivée. Deux voies de communications avec l’Afrique (entre Tanger et Gibraltar et entre la Sicile et la Tunisie) souderaient les continents européen et africain au grand bénéfice des échanges commerciaux. Pour Sörgel, le fait que tous les ports méditerranéens de Barcelone, Marseille, Gênes et bien d’autres se trouveraient à sec n’était qu’un détail ! D’autres ports seraient construits. De même, les dégâts causés sur la flore, la faune, et incidemment sur la pêche, n’étaient pas son souci, ces sujets étant alors peu sensibles.

Sörgel dévoila son projet en 1928, puis s’efforça de le faire connaître et de le promouvoir par de multiples conférences qui suscitèrent beaucoup de curiosité, mais peu de soutien. En 1933, le pouvoir en Allemagne devint nazi. Il présenta son projet à Hitler plus occupé à conquérir l’Est de l’Europe que de s’étendre vers le Sud. Son projet était trop humaniste et pacifiste. De ce fait, les nazis interdirent sa divulgation à partir de 1942.

Après-guerre, malgré un léger regain d’intérêt de la part d’officiers américains et français, le projet fut quelque peu ringardisé à la suite du plan Marshall et aux perspectives de suffisance énergétique promise par les centrales électriques utilisant l’énergie atomique. Sörgel décéda en 1952 des suites d’un accident de vélo sur la route qui devait le conduire à l’Université de Munich pour tenir une conférence sur son projet. Ce fut aussi la fin du projet Atlantropa.

Deux autres projets pharaoniques portent également sur la liaison Europe-Afrique. Il s’agit d’un pont ou d’un tunnel sous la mer entre Tanger et Gibraltar. L’idée du pont est ancienne. En 1926, pour affiner le projet, des forages ont même été entrepris en mer devant Tarifa, non loin de Tanger. Ce pont devait être suspendu avec une envergure alors inédite puisque la profondeur maximale du détroit ne permet pas de mettre en place des piliers de soutènement rapprochés. Pour sa part, le projet du tunnel ferroviaire sous la mer a été relancé en 1979 par un accord signé par le Roi Hassan II du Maroc et le Roi Juan Carlos d’Espagne. Deux éléments ont toutefois refroidi les ardeurs des ingénieurs, investisseurs et politiques : d’une part, des dépassements financiers colossaux induits par la construction du tunnel sous la Manche et, d’autre part, les caractéristiques géologiques du détroit de Gibraltar imposant de creuser très profond. Le projet a pourtant été estimé à 5 milliards d’euros et, en juillet 2013, un rapport des Nations unies établissait l'état des études en cours, en avançant l'année 2025 pour sa mise en service !

C’est dans ce contexte historique et celui de l’élévation du niveau de la mer que j’ose aujourd’hui évoquer le nouveau projet Atlantropa.


Le nouveau Atlantropa
Un barrage pour éviter la montée des eaux en Méditerranée

L’objectif principal de ce nouveau projet de barrage serait de maintenir le niveau de la Méditerranée à celui observé avant les premiers symptômes inquiétants de son élévation. En 1900, ce niveau était de 20 centimètre inférieur à l’actuel. Les objectifs annexes sont : d’une part, de permettre une liaison ferroviaire et routière entre l’Espagne et le Maroc (donc les projets actuels de pont ou de tunnel deviendraient inutiles) et d’autre part d’utiliser les courants entre l’Atlantique et la Méditerranée pour installer un grand nombre de turbines hydroélectriques. Le trafic maritime pourra être régulé au moyen de gigantesques écluses. Le projet devra en sus répondre à un défi écologique : celui de ne pas modifier la salinité et les courants actuels de la Méditerranée et de laisser suffisamment d’ouvertures pour permettre aux biodiversités de la Méditerranée et de l’Atlantique de communiquer.

La difficulté à Gibraltar se résume à la grande profondeur située uniquement au centre du détroit (entre 250 mètres et 300 mètres). Mais l’idée innovante du nouveau projet d’Atlantropa est de ne chercher à "colmater" le détroit. Un volume d’eau considérable continuera de s’écouler de l’Atlantique vers la Méditerranée pour compenser l’évaporation de cette dernière, estimée à 324 millions de mètres cubes par heure. Pour le projet initial, ayant pour objectif l’assèchement de la Méditerranée, il fallait que le barrage soit d’abord étanche afin de faire baisser le niveau de la Méditerranée de 200 mètres de hauteur puis de laisser rentrer de l’eau en provenance de l’Atlantique pour garder ce niveau. Pour le nouveau projet Atlantropa, l’objectif est de réduire quelque peu la différence de niveau entre les deux bassins. Pour cela, l’objectif est simplement de laisser passer moins d’eau en provenance de l’Atlantique au début (afin d’obtenir une baisse rapide du niveau de 20 centimètres), puis autant que de nos jours pour compenser l’évaporation. 

Une vision imaginaire de ce travail d’Hercule (c’est ici que s’exprime mon rêve de profane en travaux publics) consisterait à fabriquer à terre des caissons creux en béton, destinés à être empilés dans le barrage. Ces caissons devront pouvoir être bouchés ou ouverts sur commande de façon hydraulique. Ces caissons auront aussi deux fonctions distinctes :

  • ceux situés près de la surface seront destinés à faire rentrer les eaux de l’Atlantique pour compenser l’évaporation de la Méditerranée. Ces eaux s’écouleront par gravité de l’Atlantique, dont le niveau aura tendance à s’élever, vers la Méditerranée. Chaque caisson pourra être équipé de turbines hydroélectriques fonctionnant grâce à la force du courant ;
  • ceux situés sur le fond seront destinés à faire sortir vers l’Atlantique les eaux salées de la Méditerranée. L’objectif est de prévenir une augmentation de la salinité de la Méditerranée induite par le barrage et l’évaporation de l’eau. Il faudra certainement prévoir des caissons équipés de turbines pour forcer l’eau à sortir de la Méditerranée afin de maintenir le courant de fond qui existe actuellement dans le sens Méditerranée-Atlantique. 

Les manœuvres de rentrée et de sortie de l’eau devront être coordonnées afin de faire baisser en douceur le niveau moyen actuel de la Méditerranée de 20 centimètres, puis de le maintenir pour toujours à ce niveau.

L’aspect novateur du projet devra s’inspirer des réalisations colossales déjà mises en œuvre en Europe, parmi lesquelles : 

  • aux Pays-Bas, en 1932, un gigantesque barrage étanche – l'Afsluitdijk, la digue de fermeture – de 30 kilomètres de long et de 90 mètres de large ayant fermé un large golfe de la mer du Nord (la Zuiderzee, la mer du Sud). De cette mer intérieure, il reste un lac d’eau douce (l’Ijselmeer, le lac de la rivière Ijsel), définitivement séparé de la mer du Nord. Cela a conduit à l’assèchement de 2 300 kilomètres carrés ainsi transformés en polders aujourd’hui habités et cultivés. Il est vrai que ce barrage a été construit sur des petits fonds (pas plus de 9,5 mètres de profondeur) ;
  • aux Pays-Bas toujours, entre 1962 à 2010, de titanesques barrages anti-submersion ont été construits pour protéger les polders de la montée des eaux lors des grandes marées ou de tempêtes exceptionnelles. C’est le plan Delta : plusieurs barrages anti-inondations mobiles ont été mis en place au niveau des deltas des trois grands fleuves que sont le Rhin, l’Escaut et la Meuse. Des systèmes gigantesques de plusieurs dizaines de portes glissières contiguës sur près de 9 kilomètres de long peuvent fermer un delta dès que le niveau de la mer se situe à 3 mètres au-dessus de la normale. De même, un barrage mobile de taille considérable a été construit près de Rotterdam sur le Rhin empêchant les eaux de la mer du Nord de pénétrer les terres par le lit du fleuve lors des très grandes tempêtes avec de fortes marées. Ce plan Delta a été conçu pour lutter contre la submersion des terres en estimant une montée des eaux de 1,3 mètre en 2100 et de 4 mètres en 2200 ;
  • en Angleterre un tel barrage anti-inondation a été établi sur la Tamise ;
  • en Italie, la région de Venise est souvent inondée lors des épisodes de l’acqua alta. Les hauteurs d’eaux relevées sur la place Saint-Marc peuvent être catastrophiques (une marée de 1,87 mètre a été enregistrée en novembre 2019). Le système MOSE, composé de 79 barrages mobiles hydrauliques escamotables, peut cloisonner toute la lagune. Ce projet pharaonique, lancé en 1987, n’a pu être actionné avec succès la première fois qu’en octobre 2020 ;
  • en France, en 1960, un barrage hydroélectrique a été construit en Normandie sur l’embouchure de la Rance, lieu très favorable à la production d’électricité car l’amplitude des marées y est très importante. Des turbines marinisées très puissantes ont été mises au point et fonctionnent parfaitement depuis plus de 50 années. 
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L'Afsluitdijk néerlandais (photo Studio Roosegaarde) et la Thames Barrier, en aval de Londres (photo BBC News)

 

La différence d’hauteur d’eau entre l’Atlantique et la Méditerranée à maintenir sera faible. Rappelons que pour atteindre l’objectif principal, le niveau ne doit être réduit actuellement que de vingt centimètres en Méditerranée. À ce très faible dénivelé doit être ajoutée la hauteur estimée de la montée des eaux. Celle-ci est de : 26 à 98 centimètres d’ici 2100 selon les prévisions du GIEC ; plus d’un mètre si un mécanisme de débâche des glaciers de l’Antarctique s’enclenche ; 4 mètres d’ici 2200 selon les prévisionnistes néerlandais ; 60 mètres si toutes les banquises venaient à fondre et en tenant compte de la dilatation de l’eau de tous les océans. Ces hauteurs sont fluctuantes selon le rythme et les amplitudes des marées du côté Atlantique.  Le risque élevé des mouvements de terrain, susceptibles d’être provoqués par la tectonique des plaques dans cette région sensible, pourrait être intégré par la mise en place de jointures spécifiques. Plus aisées à imaginer et à édifier, seront les gigantesques écluses adaptées au trafic maritime, devant laisser passer les plus grands navires existant de nos jours ou prévisibles. Selon le dénivelé établi entre la Méditerranée et l’Atlantique, les bassins d’écluse se rempliront ou se videront plus ou moins vite. Les communications ferroviaires et routières pourront être mises en place au-dessus du barrage. 

L’objectif nécessitera aussi de construire des écluses adaptées au niveau du canal de Suez (l’augmentation planétaire du niveau des eaux entraînera aussi l’augmentation du niveau des eaux de la mer Rouge). Pour l’instant, il n’existe aucune écluse sur ce canal large de 345 mètres où l’eau coule de la mer Rouge vers la Méditerranée. Ce dispositif contribuera ainsi à ralentir l’introduction d’espèces exotiques en Méditerranée en provenance de la mer Rouge. En revanche, il ne sera pas nécessaire de modifier l’apport d’eaux en Méditerranée provenant de la mer Noire via le détroit du Bosphore, la mer de Marmara et le détroit des Dardanelles. En effet, grâce aux apports considérables d’eaux douces des plus grands fleuves de l’Europe orientale et de la Russie (les "4D" : le Danube, le Don, le Dniestr et le Dniepr), le niveau des eaux de la mer Noire restera toujours légèrement plus élevé que celui de la Méditerranée. Ainsi, les eaux de la mer Noire couleront toujours dans le même sens qu’actuellement : de la mer Noire vers la Méditerranée.

Reste l’épineux souci de préserver la biodiversité de la Méditerranée. Le fonctionnement des caissons régulant l’entrée et la sortie des eaux ne devra pas modifier la salinité des eaux de la Méditerranée, de même que la force et le sens des courants actuels. C’est le défi le plus difficile à surmonter. Les caissons situés près de la surface, où l’eau de l’Atlantique s’écoulera vers la Méditerranée, devront aussi être adaptés pour laisser le passage de certains poissons migrateurs. Nos ingénieurs pourront-ils modéliser le contrôle automatique des vannes hydrauliques régulant les entrées et sorties d’eau à travers les multiples caissons du barrage Atlantropa pour gérer au mieux les paramètres hydrologiques et biologiques de la Méditerranée ? Les principales espèces pouvant être gênées dans leur migration sont : les grands cétacés alors que moins de cinq espèces communes en Méditerranée sont susceptibles de migrer de l’océan à la Méditerranée ou vice versa) ainsi que les tortues (dont seules deux espèces sont communes en Méditerranée), plus quelques poissons parmi les plus grands à l’instar des thons. 

Pour ce qui concerne la biodiversité, les bouleversements potentiels engendrés par le barrage devront être comparés aux effets négatifs induits avec certitude par l’artificialisation de toutes les côtes planes inondables de la Méditerranée. L’enrochement et le bétonnage des côtes auront en effet des répercussions évidentes sur la biodiversité des espèces vivant ou fréquentant temporairement (comme certains alevins d’espèces pélagiques) l’ensemble des petits fonds concernés par l’artificialisation du littoral. Par ailleurs, le projet pourrait avoir des répercussions bénéfiques pour la biodiversité de la Méditerranée car les écluses à construire sur le canal de Suez freineront sensiblement l’arrivée d’espèces exotiques en Méditerranée. Le courant régulier d’eaux en provenance de la mer Rouge (qui aura tendance à s’amplifier dans le temps) sera ainsi presque tari.

La réalisation de ce nouveau projet Atlantropa n’est-il pas un rêve sublime ? Alors que cette fiction circule dans certains milieux scientifiques, je voulais vous la faire partager. Je ne suis pas ingénieur, et les collègues qui ont imaginé le nouveau projet Atlantropa ont chiffré le coût des travaux à mener. Alors que le barrage ne coûterait que 50 milliards d’euros, le coût de la protection de toutes les côtes de la Méditerranée pour un seul mètre d’élévation du niveau de la mer s'établirait à 1 400 milliards d’euros ! [A sea surface height control dam at the Strait of Gibraltar, J. Gover, Natural Hazards, 2015] Si le projet est concevable, tous ceux qui ont rêvé de cette fiction ont bien conscience des difficultés immenses à surmonter : celles d’ordre politique et économique ne sont pas les moindres, car 23 pays Méditerranéens sont concernés, auxquels s’ajoutent encore toutes les marines marchandes et militaires qui se verront "contrôlées" au niveau du barrage.

Est-ce pour autant un projet fou ? Est-il inconcevable et non réalisable techniquement, politiquement et économiquement ? Est-il non-recevable sur un plan environnemental et écologique ? 

Sans être un fataliste résigné, je pense que la lutte globale contre les émissions de gaz à effet de serre est loin d’être gagnée. Les efforts à fournir pour les réduire seront colossaux ; aussi convient-il d’encourager toutes les initiatives qui vont dans le bon sens. La dynamique actuelle ne va pourtant pas de ce sens et ne permet pas d’envisager une réduction globale des émissions nocives avant plusieurs décennies, voire plusieurs siècles. Entretemps, les atteintes à la cible "Homme" engendrée par la montée inéluctable des eaux vont se multiplier.  

La protection du littoral contre la montée des eaux est une tâche sans fin, telle la condamnation de Sisyphe, et coûteuse. Dès lors que les subventions se tariront sous l’effet des volumes demandés et que les phénomènes de submersion se multiplieront, ce sera la fin de la lutte. Les assureurs eux-mêmes jetteront l’éponge et la mer pourra inonder les rivages non accores, désespérément plats, et toutes les richesses accumulées dessus. 

Le pire des scénarios est évoqué dans l'étude de Steffen et al., citée plus haut [Trajectories of the Earth in the Anthropocene, Steffen et al., PNAS, 2018]. Il envisage sérieusement un effet domino par le déclenchement de "bombes à retardement" amplifiant brusquement le changement climatique. Passé un point de bascule, le rythme du changement climatique pourrait ainsi s’emballer. Dans ce cas les prévisions de l’élévation du niveau des océans et des mers sont catastrophiques. Il a été calculé que la fonte de la calotte glacière couvrant l’Arctique et le Groenland conduirait à une hausse du niveau de la mer de 13 mètres. La calotte de l’Antarctique, plus sensible au réchauffement qu’estimé précédemment, représente 12 mètres potentiels supplémentaires. À ces 25 mètres doit encore s’ajouter l’effet de la dilatation de l’eau des océans. La montée totale des océans pourrait ainsi atteindre les 60 mètres ! Il manque seulement dans ce scénario une notion temporelle : dans combien de temps l’emballement du processus sera perceptible et offrant une évaluation robuste du moment où l’apogée sera atteinte ? Dès que les signes tangibles de cette débâcle généralisée seront perçus, le projet du barrage de Gibraltar sera à coup sûr mieux considéré !

Croire que l’on peut partout lutter contre la mer, s’opposer systématiquement à la montée des eaux, c’est cela qui est réellement inconcevable. Le nouveau Atlantropa ne s’inscrit pas dans l’urgence, il ne relève pas non plus de la science, mais seulement de l’imaginaire. Pourtant un jour, peut-être… .

 

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L'auteur
Alexandre Meinesz est professeur émérite à l’Université Côte d’Azur – laboratoire CNRS UMR 7035 "ECOSEAS". Spécialiste des algues, il a été le lanceur d’alerte de l’invasion de "l’algue tueuse" Caulerpa taxifolia. Lieutenant de vaisseau dans la marine nationale, plongeur professionnel, aquanaute, membre de plusieurs comités scientifiques de réserves sous-marines, il a dédié ses recherches à la connaissance et à la protection de la biodiversité marine.

MEDAM – Côtes MEDiterranéennes françaises. Inventaire et impact des AMénagements gagnés sur le domaine marin

BIBLIOGRAPHIE
(DE) Herman Sörgel, Atlantropa, Fretz & Wasmuth, Zürich, 1932
(DE) Wolfgang Voigt, Atlantropa: Weltbauen am Mittelmeer. Ein Architektentraum der Moderne. Dölling und Galitz, Hamburg, 1998 (ISBN 3-933374-05-7)
(FR) Stefan Jonsson, "Atlantropa, le rêve fou d'un architecte visionnaire", Courrier International, L'Atlas des atlas, Arthaud, 2008 (ISBN 978-2700301687), pp. 170-173
Le projet Atlantropa de Herman Sörgel – France 3 Corse
Atlantropa, le rêve fou d’un supercontinent eurafricain – The Conversation 

A sea surface height control dam at the Strait of Gibraltar – Jim Gower Natural Hazards, June 2015
Climate Control Requires a Dam at the Strait of Gibraltar – RG Johnson, EOS, Vol 78, No 27, July 1997

Evidence for past high-level sea rise – University of New Mexico, 2019
Trajectories of the Earth in the Anthropocene – Steffen et al., Proceedings of the National Academy of Science, PNAS, 2018 

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