LES DROITS DES COURS D'EAU
Un moteur pour une transition écologique intégrale
En mars 2019, nous avons fêté les deux ans de la reconnaissance de la personnalité juridique de trois fleuves dans le monde : le Gange, le Yamuna, et le Whanganui. La reconnaissance, le 27 février dernier, de la personnalité du lac Érié à la frontière américano-canadienne, porte à 10 le nombre d’étendues d’eau dotées de droits à travers le monde.
Lorraine CHAMPAGNE
publications antérieures par Reporterre, mai 2019
et par la Coordination Eau Île-de-France
H2o – novembre 2019
Malgré leur développement fulgurant au cours des trois dernières années, les droits de la Nature demeurent méconnus. Une confusion persiste à leur sujet et l’on peut trouver des articles parlant des "droits humains du fleuve", ou bien du fait qu’une entité a "acquis le statut d’humain". Sans entrer ici dans le débat concernant l’opportunité de la création d’un tel statut, rappelons qu’il s’agit avant tout de la création d’une personnalité juridique, un outil de droit utilisé aussi bien pour les personnes humaines que pour les entreprises, les institutions et les navires. Il s’agit de la capacité à être reconnu comme sujet de droit(s).
Les droits de la Nature sont une proposition philosophique, juridique, culturelle et sociétale pour une transition écologique intégrale. Les droits de la Nature s’inspirent des droits de l’Homme pour encourager une prise de conscience globale sur l’importance d’une transition écologique effective et actuelle. La création d’une personnalité juridique pour des éléments naturels est la partie émergée d’un iceberg qui appréhende la transition écologique d’une manière systémique et transversale, la Jurisprudence de la Terre. L’objectif est de changer la manière dont le droit appréhende la Nature pour mieux la protéger.
L’analyse des droits reconnus à différents cours et étendues d’eau à travers le monde permet de brosser un tableau représentatif des multiples facettes des droits de la Nature. Nous nous concentrerons ici sur trois aspects principaux : la reprise du pouvoir citoyen sur la gestion des ressources en eau aux États-Unis, la pression exercée sur les pouvoirs politiques en Colombie et l’intégration dans la société de communautés précédemment exclues en Nouvelle-Zélande.
Au-delà de la volonté écologique de protection de l’environnement, les droits de la Nature proposent un outil juridique innovant. Le fait d’accorder à une entité naturelle la capacité d’ester en justice, d’avoir des droits opposables, permet de contourner le recours aux droits individuels dans le contentieux écologique. Actuellement, le contentieux écologique est souvent fondé sur le droit humain à un environnement sain et le droit de propriété. Ceci limite le champ d’action aux dommages subis par un être humain, personne juridique. Accorder la personnalité juridique à une entité naturelle permet aux citoyens de saisir la justice au nom de l’entité, en raison des dommages subis par celle-ci directement.
C’est ceci que les habitants de Toledo ont voulu faire en donnant au lac Érié des droits en février. Le lac est très gravement pollué par les rejets de l’agriculture et le droit actuel ne suffit pas à faire face à cette situation. Les citoyens, inquiets de leur manque de pouvoir, ont reconnu par voie référendaire le droit au lac "d'exister et prospérer naturellement". Au-delà de l’impact symbolique de l’action, les Toledoans disposent à présent d’un outil juridique pour agir en justice et protéger ce lac dont 12 millions de personnes dépendent.
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Éclosion d’algues dans le lac Érié en date du 28 juillet 2015.
photo NASA Earth Observatory / WWF-Canada |
Un autre objectif des droits de la Nature est de servir de moyen de pression sur les gouvernements pour les encourager à prendre des mesures concrètes en matière de protection de l’environnement. En novembre 2016, la Cour constitutionnelle colombienne a consacré les droits du fleuve Atrato suite aux manquements de l’État vis-à-vis des droits fondamentaux des personnes vivant sur les bords du fleuve, menacés par l’exploitation minière illégale. La Cour se sert des droits de la Nature pour appuyer les droits humains et raffermir les obligations environnementales de l’État.
La Haute Cour de l’Uttarakhand en Inde a procédé d’une manière similaire en 2017 lorsqu’elle a consacré la personnalité juridique des fleuves Gange et Yamuna et de leurs écosystèmes. Ces fleuves sont gravement menacés par la pollution et les pouvoirs publics demeurent inactifs, aussi la Cour a décidé que "la violation des droits du fleuve équivaudrait à la violation de droits humains".
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Madan, "Ugly reality of Yamuna – India’s most polluted river (in pictures) – Planet Custodian
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Enfin, le troisième aspect fondamental des droits de la Nature est leur imprégnation de la culture locale, et plus particulièrement des cultures autochtones. Ils se déclinent en fonction des problématiques et cultures locales à travers le monde. En Nouvelle-Zélande, le combat judiciaire mené par les Maoris pour la reconnaissance de leurs droits ancestraux sur le fleuve Whanganui s’est soldé par la reconnaissance de la personnalité juridique de celui-ci en mars 2017. Le fleuve devient en droit Te Awa Tupua, l’ancêtre des Maoris, conformément à leur cosmologie. Ceci permet de pacifier les relations entre Maoris et Néo-Zélandais d’origine britannique.
Les droits de la Nature, par leur adaptabilité, ont vocation à devenir un outil d’unification des Hommes autour d’un objectif commun et déclinable à l’envi : la préservation d’un habitat viable sur Terre, dans le respect de la diversité de chacun et de la Nature elle-même. .