État de l'eau dans le monde |
Dossier de Martine LE BEC   |
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February 1999 | |||||
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Martine LE BEC-CABONH2o – février 1999
Clé du développement durable, la maîtrise de l'eau constitue un défi mondial. La survie de régions entières dépend de cette ressource stratégique. La "Planète Bleue" va-t-elle mourir de soif ? Les cris d'alarme se multiplient. Sur le seul continent africain, 80 millions de personnes sont exposées au choléra et 16 millions de cas de typhoïdes sont enregistrés chaque année. De 1940 à 1990, la consommation mondiale d'eau a quadruplé. D'ici à 2025, compte tenu d'une population mondiale qui dépassera 8 milliards d'habitants, contre, 5,6 actuellement, et compte tenu aussi de la multiplication des besoins, la demande risque d'augmenter de 650 %. D'ores et déjà une vingtaine de pays vivent en dessous du seuil de pénurie grave, avec des ressources renouvelables qui sont inférieures à 1 000 m3 par tête et par an. En 2025, ils seront près de 35, pour l'essentiel au Moyen-Orient et en Afrique. Si rien n'est fait, 3 milliards de personnes devront affronter des pénuries plus ou moins sévères. Cet "état de l'eau" dans le monde est d'autant plus décevant qu'il fait suite à la Décennie Internationale organisée par les Nations unies à l'initiative de l'OMS et dont l'objectif était l'accès universel à l'eau potable et à l'assainissement. La rapidité de l'accroissement démographique (qui avait été sous-estimée) et la lenteur de l'amélioration des taux de couverture ont fait que le nombre de personnes n'ayant accès ni à l'un ni à l'autre ont augmenté par rapport à 1990, année de clôture du programme. À comportements inchangés, la "crise de l'eau" sera inévitable et aiguë.
Trait d'union entre les peuples, l'eau risque de devenir de plus en plus source de conflits, et ce d'autant plus que près de 300 bassins fluviaux s'étendent sur le territoire d'au moins deux pays. Le stock d'eau de la planète : une abondance en trompe-l'œilLes mers et océans accaparent 97,5 % de l'eau totale de la planète, ce qui revient à dire que l'eau douce ne représente que 2,5 % du "stock". Plus des deux tiers de cette partie sont concentrés dans les glaciers et la couverture neigeuse, un tiers gît dans les nappes souterraines, plus ou moins accessibles. Moins d'un pour cent compose l'humidité des sols et de l'air. Il ne reste donc que 0,3 %, soit 0,007 de la totalité de l'eau de la planète dans les rivières, ruisseaux, réservoirs et lacs. Seule cette infime partie est aisément disponible et se renouvelle le plus rapidement : 16 jours en moyenne pour une rivière, 17 ans pour un lac.
La quantité d'eau consommée s'élève elle entre 2 500 et 3 000 km3 par an. Ce qui est bien moins que la quantité prélevée, aujourd'hui estimée entre 4 et 5 000 km3. On estime que plus de la moitié de l'eau disponible de façon réaliste est déjà prélevée. À elle seule l'agriculture engloutit pour l'irrigation 67 % de l'eau prélevée alors que l'industrie en absorbe elle 23 % et les agglomérations aux alentours de 10 %. L'agriculture consomme aujourd'hui 5 fois plus qu'au début du siècle, contre 18 pour les agglomérations et 26 pour l'industrie. La demande va-t-elle dépasser l'offre ?Entre 1950 et 1990, le taux de croissance des prélèvements en eau a été plus du double de celui de la population. Au total, il a été multiplié par six depuis le début du siècle. Corrélativement, la quantité d'eau douce renouvelable et disponible est passée, par habitant, de 17 000 m3 en 1950 à 7 500 m3 en 1995 et devrait tomber à 5 100 m3 en 2025. Dès 2030, la demande en eau pourrait dépasser l'offre. Les pollutions – La proportion de l'eau disponible mais polluée ne cesse de croître, surtout du fait de l'évolution des modes de production dans l'industrie et l'agriculture, ainsi que de l'urbanisation croissante. Dans les pays développés, certaines nappes souterraines grouillent de substances chimiques. La situation est encore plus dramatique dans les pays en développement. À la fin des années 1980, la concentration en mercure des eaux du Kelang, en Malaisie, était si élevée qu'on avait proposé de les mettre en bouteille pour s'en servir comme pesticide. Ici où ailleurs, on a enregistré des taux de pollution des cours d'eau de 30 à 100 fois supérieurs au niveau admis. Les pertes – Aux pertes naturelles dues à l'évaporation mais qui peuvent être accentuées par certaines infrastructures (les retenues artificielles) ainsi que par certaines méthodes d'irrigation, il faut ajouter les gaspillages et les fuites : avec les raccordements sauvages, ces derniers peuvent affecter, à l'exemple de l'Amérique Latine, 40 % du réseau.
Perte + pollution – Dans les villes dites modernes, les eaux pluviales (les eaux de pluie tombant en milieu urbain sur des surfaces non perméables) au lieu d'être utilisées pour l'entretien urbain sont recueillies dans des canalisations et directement déversées dans le milieu naturel, chargées de métaux, d'hydrocarbure et autres substances polluantes. Rien qu'en France, le traitement des eaux pluviales nécessiterait un investissement estimé à 100 milliards de francs. Au niveau mondial, les investissements nécessaires ont été évalués à près de 600 milliards de dollars (plus de 3 000 milliards de francs) dans les dix ans à venir, dont 500 milliards en provenance des États eux-mêmes et 100 milliards fournis au titre de l'aide étrangère, pour moitié par le biais de la Banque mondiale. Villes assoifféesTentaculaires, les villes doivent, tels des arbres, quérir l'eau toujours plus profond toujours plus loin. Les canaux ou conduites souterraines s'étendent sur des centaines de kilomètres. Les surpompages provoquent des affaissements de terrain, comme à Bangkok, Djakarta ou Mexico qui s'est enfoncé de plus de dix mètres en soixante-dix ans.
Madrid dépend d'un réseau complexe, comportant 13 barrages-réservoirs, 9 stations de pompage, 500 kilomètres de canaux et plus de 5 000 kilomètres de canalisations. Sept usines fabriquent aujourd'hui l'eau potable de Paris et de sa banlieue, dont la sécurité d'approvisionnement est par ailleurs assurée par quatre barrages-réservoirs. New-York va chercher son eau à 200 kilomètres dans les Appalaches, cette eau étant transportée dans des tunnels en béton atteignant 5 mètres de diamètre et plongeant parfois à 300 mètres sous terre. Stuttgart va aussi chercher son eau à 200 kilomètres, dans le lac de Constance. Cette eau est montée à plus de 300 mètres au dessus du lac où une usine de traitement la prépare et l'envoie par canalisation jusqu'au berceau de Mercedes. En Afrique, plusieurs grandes villes sont approvisionnées de la même façon à l'exemple de Dakar qui reçoit de l'eau puisée dans le fleuve Sénégal et le lac de Guiers, par une canalisation de près de 200 kilomètres. Idem pour Mexico qui pompe l'eau de la rivière Cutzamala sur une hauteur de 100 mètres et l'achemine par une conduite de 180 kilomètres. Les réalisations sont colossales, sans même évoquer le gigantesque fleuve libyen qui devra conduire l'eau de la nappe saharienne "Grès de Nubie", sur 2 000 kilomètres, jusqu'aux rives de la Méditerranée. Ces carences handicapent le développement de la distribution et de l'assainissement tout en pénalisant les plus démunis. N'ayant pas accès aux services collectifs, ces derniers doivent payer à prix d'or leur approvisionnement auprès de marchands ambulants ou de voisins raccordés : dix fois plus cher en moyenne dans la plupart des villes du Tiers Monde. A Addis Abeba, en Ethiopie, à Ukunda , au Kenya, les pauvres consacrent à l'eau 9 % de leurs revenus, une ponction qui peut atteindre 18 % à Onitsha, au Nigeria, pendant la saison sèche alors qu'elle ne dépasse pas 2 % à 3 % des ménages plus aisés. À Karachi, Port-au-Prince, Djarkarta ou Nouakchott, il arrive que les défavorisés paient leur eau 25 à 50 fois plus cher que les foyers raccordés.
Le tableau est d'autant plus sombre que le nombre de mégapoles qui compte plus de 10 millions d'habitants devrait passer de dix en 1980 à une cinquantaine en 2025, 90 % de l'accroissement de la population devant, d'ici là se concentrer dans les zones urbaines. Irrigation à grands frais
L'irrigation représente près de 70 % de l'utilisation globale de l'eau douce, cette part atteint cependant couramment 90 % dans les pays en voie de développement contre moins de 40 % dans les pays industrialisés, à de grandes exceptions près toutefois comme aux États-Unis, au Canada ou en Espagne où l'irrigation atteint des taux de consommation très élevés. La liste des méfaits imputés à cette irrigation massive est longue : dégradation des sols par suite de l'engorgement et de la salinité ; pollution des eaux de surface ; contamination des eaux souterraines ; sans compter les gaspillages dus aux installations défectueuses. Nombre de pays en développement dépensent deux fois plus par hectare que les pays développés pour, en définitive, des rendements trois fois moins élevés. Cette faiblesse des rendements affecte notamment les zones arides ou semi-arides comme la vallée de l'Euphrate ou le bassin inférieur de l'Indus. Il faut ici se rappeler que des grands projets agricoles ont parfois (au Moyen-Orient bien sûr mais aussi au Maghreb) caché des arrière-pensées de stratégie nationale (le projet marque le territoire), si le projet ne soutenait pas aussi tout simplement un idéal national (ainsi le croyance très solidement ancrée chez les Maghrébins que la conquête des immensités sahariennes seraient la clé du développement et de la prospérité). Ceci explique aussi que les prélèvements pour l'agriculture sont toujours peu, ou même pas du tout rémunérés, ce qui aggrave la dévalorisation de l'eau et fait obstacle aux investissements.
Au cours des vingt prochaines années, les cultures irriguées devront pourtant assurer 80 % des nouvelles ressources vivrières exigées par l'augmentation de la population mondiale. Reste à leur en fournir les moyens sans pénaliser les autres utilisateurs, sans entamer de trop le capital "bleu" de la planète. Le purgatoire des grands projetsNombre de grands projets sont aujourd'hui différés pour des raisons financières, d'autres sont remaniés parce ce qu'ils sont jugés inadaptés ou trop coûteux, ou parce qu'ils suscitent des levées de boucliers de la part des ONG internationales relevant du même bassin hydrologique. Les grands barrages n'ont plus la cote. Leurs déficiences n'apparaissent souvent que quinze ou vingt ans après leur mise en service. Le haut-barrage d'Assouan n'a pas attendu si longtemps pour prêter le flanc aux critiques et aux controverses. Aux conséquences malheureuses figurent les effets néfastes sur les équilibres naturels, l'évaporation, la prolifération d'algues, la formation de dépôts dans les réservoirs, l'efficacité insuffisante de la prévention des crues, la baisse de la productivité des cultures irriguées, la réduction ou la disparition des activités piscicoles. S'il s'en construit encore dans le monde, le rythme des mises en chantier s'est sensiblement ralenti, y compris dans les pays en développement.
La Banque mondiale est aussi devenue très méfiante à l'égard de ce genre de projet. C'est ainsi qu'elle ne participe toujours pas au projet turc d'Anatolie du Sud-Est, le GAP, qui comporte pas moins de 27 ouvrages dont le célèbre barrage Atatürk, inauguré en 1990. Après expertise, elle a déclaré qu'elle ne financerait pas non plus la construction du colossal barrage chinois des Trois-Gorges, en cours de construction, et qui sera, en 2009, le plus grand du monde. 1,5 million de personnes auront été déplacées pour sa construction (la Banque participe néanmoins en Chine, au détournement du bas-Yangsé, qui doit permettre d'étendre considérablement les capacités d'irrigation de la région). En Inde, après moult avatars, le gouvernement a été contraint de retirer sa demande de prêts pour la construction des barrages de Sarovar et Narmada. Il en poursuivra seul les travaux sans que l'on puisse garantir qu'il pourra assurer la protection de l'environnement, réclamée, entre autres, par les ONG. Au Népal, la Banque a estimé que le projet hydroélectrique d'Azuv, également contesté au nom de l'environnement, était à différents égards, disproportionné par rapport aux capacités du pays. Dans un premier temps entériné par la Banque mondiale, le colossal projet d'endiguement des fleuves du Bangladesh, proposé par la France en 1989, a lui-même dû céder la place à une programme beaucoup moins ambitieux et tenant compte des objectifs des associations banghadaises ou internationales. En Afrique, où se trouvent plusieurs très grands barrages édifiés au temps de leur âge d'or, subsiste le projet d'équipement du Niger à hauteur d'Aijorouala. Parmi d'autres grands projets, la déviation Cari-Logone-Bénué a été abandonnée, car elle aurait entraîné le dessèchement définitif du lac Tchad. Mais figurent toujours en pointillé, le grand canal de Cayor au Sénégal, destiné à compléter l'approvisionnement de Dakar et à développer l'irrigation, de même que le détournement d'une partie du cours de l'Oubangui vers le Chari, un projet gigantesque destiné à alimenter le Sahel tchadien. Les nappes profondes menacéesPour répondre à l'augmentation de la demande, force est de recourir de plus en plus massivement aux eaux souterraines, un "stock" partiellement renouvelable qui représente 95 % de l'eau douce exploitable. Utilisés depuis des siècles, les aquifères souterrains assurent aujourd'hui 60 % de la consommation d'eau potable, 15 % des usages domestiques et 20 % des eaux d'irrigation. Principales sources d'approvisionnement des pays arabes, ils représentent 30 % de la consommation des pays industrialisés. La surexploitation sévit cependant dans de nombreux pays : en Inde, dans certaines régions de la Chine, en Thaïlande, au Mexique, dans l'ouest des États-Unis, en Libye, au Moyen-Orient.
Ces captages excessifs provoquent l'abaissement des nappes phréatiques et l'augmentation de leur salinité, et menacent dangereusement la pérennité des nappes profondes fossiles. Constitués aux temps préhistoriques, ces aquifères dont la durée de renouvellement peut varier de cent à plusieurs milliers d'années, font l'objet d'une véritable exploitation minière. L'Arabie Saoudite, qui assure déjà les trois quarts de sa consommation grâce aux eaux fossiles, envisage de porter ses prélèvements de 5,2 milliards de m3 par an à 7,8 milliards au cours des prochaines années. Un rythme qui selon, le World Watch Institute, devrait entraîner l'épuisement de ses réserves avant cinquante ans. La Libye, pour sa part, a projeté de prélever chaque année 2 milliards de m3 d'eau fossile pour alimenter son "grand fleuve artificiel". Les pays les plus menacés
Au sein des zones les plus exposées à la pénurie, l'impact réel des carences en eau peut varier fortement d'un pays à l'autre, en fonction : de la croissance démographique ; du développement économique ; de l'avancement des techniques ; de l'efficacité de la gestion ; sans oublier les stratégies adoptées à l'égard des pays voisins pour compenser la faiblesse des ressources nationales. La carte mondiale du "Water Stress Index", fournie par l'UNESCO, retient comme indicateur de menace le rapport entre la quantité d'eau douce consommée et la quantité d'eau disponible. Plus ce rapport est élevé, plus la marge de manœuvre diminue.
Le rapport ne prend cependant pas en compte l'évolution de la population. Si aujourd'hui, un peu plus du tiers de la population mondiale est durement touché par des difficultés d'approvisionnement en eau douce (et par conséquent qu'un peu moins des deux tiers ne connaissent pas de grosses pressions dans le domaine), en 2025, la situation sera, selon les prévisions, exactement inversée. Qui plus est, près de la moitié de la population mondiale qui devra affronter ces difficultés, vivra dans des pays à faibles revenus. . |