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Les Objectifs du Millénaire sont encore lointains
Les politiques concrètes n'ont pas été annoncées à Kyoto
Martine LE BEC-CABONH2o – mars 2003
Près de 24 000 participants, 182 pays représentés, 351 sessions de travail, 38 sujets abordés. Cela fait beaucoup, beaucoup trop pour obtenir des choses concrètes. Au total, le 3ème Forum mondial de l'eau s'est achevé le dimanche 23 mars sur un bilan plutôt maigre. La déclaration adoptée par les ministres de 96 pays affirme que tout doit être fait pour préserver et contrôler l'approvisionnement en eau de la planète. En revanche, elle annonce très peu de projets concrets pour y parvenir.
Aussi, à l'heure de la fermeture des halls, à Kyoto, l'horloge de la maison des citoyens est désespérément restée bloquée sur 1 220 000 000 - le nombre de personnes n'ayant pas accès à l'eau potable.
Une trop grande excellence dans les chiffres
En réalité que peut-on reprocher à Kyoto ? Une grande excellence dans les chiffres, face à laquelle de vagues considérations humanitaires ne font pas le poids. De là aussi les violentes critiques que s'attirent parfois ceux qui tiennent les premiers rôles dans ce type d'événement - que ce soit à La Haye, à Johannesburg ou à Kyoto, à savoir : le Conseil Mondial de l'Eau et – même si plus modestement, le Global Water Partnership.
Une contribution importante du Forum de Kyoto aura probablement été le rapport "Financer l'eau pour tous" du panel Camdessus, diffusé dix jours avant l'ouverture du Forum. La qualité du président, ex-directeur du Fonds monétaire international, n'est pas sans doute étrangère à la réaction suscitée auprès de nombreuses ONG qui ont d'emblée rejeté le travail, craignant la mainmise du secteur privé sur l'eau. Mais paradoxalement nombre de gouvernements et d’institutions internationales risquent eux-mêmes de faire obstacle au rapport qui préconise d’importants changements de comportements . Une contrainte qui va de pair avec la nécessaire décentralisation du financement des politiques de l'eau. La critique des ONG se focalise plus directement sur le concept de PPP – partenariat public privé. Le concept est apparu clairement lors du précédent forum à La Haye, en mars 2000 ; il a ensuite été "officialisé" lors de la Conférence ministérielle de Bonn, en décembre 2001 puis très médiatisé au Sommet de Johannesburg qui restera dans les annales comme Le Sommet des Partenariats.
Comme le précise le rapport Camdessus, les PPP qui visent à être un levier pour attirer les investissements privés, "imposent de rendre l'eau plus attrayante aux yeux des investisseurs ; ils nécessitent un cadre réglementaire et juridique adapté, des modalités contractuelles transparentes, des mécanismes de récupération des coûts fiables et l'acceptation par le grand public". Les opposants "doutent" profondément (le mot est faible) de la transparence ici énoncée. Selon eux les PPP sont seulement un instrument de plus au service de la Banque mondiale et des investisseurs privés pour investir de nouveaux marchés, un instrument qui se situe dans le droit fil du modèle IWRM, Integrated Water Resources Management. C'est de fait par le biais de mécanismes de la sorte que la Banque mondiale et le Fonds monétaire international ont favorisé depuis vingt-cinq ans la prise de contrôle par les multinationales de la plupart des ressources naturelles en Afrique, en Amérique latine ou en Asie. En définitive, les PPP favoriseraient surtout la marchandisation des biens et services.
On touche là au coeur de la polémique engendrée par l'AGCS (GATS en anglais), l'Accord général sur le commerce des services. Au-delà des World Water Warriors les plus acharnés, de nombreuses ONG réclament que l'eau soit exclue du GATS. À ce stade du débat international – tout juste émergeant – les enjeux sont encore mal identifiés par la plupart des acteurs et qui plus est par le grand public. Il n'en va pas de même pour tous, et sûrement des grandes puissances, à l'instar des États-Unis qui dans la perspective d'un éventuel transfert massif d'eau a déjà entamé un recensement des ressources andines (voir ResSources). Si on est là très loin des images grand public de remorquage d'icebergs vers les riches pays du Golfe arabo-persique, la réalité demeure ; les technologies sont opérationnelles comme en témoigne le programme de la Grande Rivière Artificielle en Libye (cf. le reportage en Libye de h2o, publié par Libération dans son édition du 22 et 23 mars 2003). Qu'il soit question aujourd'hui d'évaluation des réserves, notamment dans le cas des aquifères souterrains, d'exploitation des gisements ou de transferts de l'eau sur des longues distances, les méthodes et technologies demandent seulement d'être peaufinées pour être rentables. Ce n'est plus de la science-fiction.
Néanmoins si les projets fascinent les ingénieurs et les stratèges, le grand public se montre assez réticent sur la question. Tout le monde sent bien qu'il y a là quelque chose de fondamentalement "contre-nature". Et le droit à l'eau – ou le droit de l'eau, dans tout cela ?
Un trop grand déficit humanitaire...
Pour le coup Kyoto aura une nouvelle fois été très décevant. Les ministres réunis à Kyoto ont refusé d’accorder à l’eau le statut de "droit de l'Homme". Les spécialistes diront que le débat est dépassé. L'eau n'a pas besoin de Kyoto pour figurer au rang des droits fondamentaux et imprescriptibles de la personne. Plusieurs textes internationaux l'ont (bien qu'implicitement) reconnu. Nous citerons la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) signé en 1966 ou plus récemment – et cette fois de manière parfaitement explicite, la déclaration du 4 décembre dernier du Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations unies. Alors pourquoi les gouvernements continuent-ils de rejeter cette revendication ? Qu'importe d'ailleurs ici l'attitude des ministres présents à Kyoto, car c'est évidemment l'opportunité manquée du Sommet de Johannesburg qui nous chagrine le plus. On comprendra que les revendications qui découleraient du droit à l'eau mettraient immanquablement certains gouvernements en mauvaise posture, notamment dans les pays les plus pauvres et les plus menacés. Mais cette façon de persister à s'opposer à "l'existant" juridique international est quelque part anachronique et agaçante.
Que réclament en conséquence les World Water Warriors ? Bien sûr l'exclusion de l'eau des négociations de l'OMC/AGCS (s'agissant de l'eau, synonymes d'une "marchandisation de la vie") ; mais plus loin aussi la création d'une Autorité mondiale de l’eau, constituée sur des bases démocratiques et représentatives, et recouvrant les trois compétences : législative (un Parlement mondial de l’eau, chargé d’élaborer et d’approuver les règles mondiales de base pour une valorisation et une utilisation solidaires et durables du bien eau ; juridictionnelle (un Tribunal mondial de l’eau, organe de résolution des conflits en matière d’utilisation de l’eau) et de contrôle (une Agence d'évaluation et de suivi des financements publics pour des projets d’actions communes, internationales et mondiales). Il y a là incontestablement matière à réfléchir, discuter, programmer. L'enjeu : trouver un statut à l'eau.
On saluera à ce niveau l'initiative de l'Unesco – soutenue par le Conseil mondial de l'eau, de promouvoir, développer et soutenir la création et le fonctionnement d'une structure indépendante et facile d'accès qui puisse faciliter la résolution des difficultés liées à la gestion des eaux transfrontalières en proposant les services de techniciens expérimentés, des outils adaptés, des sessions de médiation et des formateurs. Il ne s'agit en aucun cas d'une autorité supranationale dédiée à la gestion des eaux transfrontalières, mais c'est au moins une proposition concrète et qui pourra se développer. Un autre point de satisfaction est à retenir dans l'engagement des organisations internationales et des organismes de recherche d'oeuvrer pour une meilleure compréhension du concept d'eau virtuelle comme moyen efficace de promouvoir la sauvegarde de l'eau et de l'intégrer à part entière aux politiques nationales et régionales (nb. politiques qui restent néanmoins dans beaucoup d'endroits à définir). (L'eau virtuelle consiste en l'eau importée par le biais des achats de produits alimentaires à l'étranger ; bien qu'ignorée des hydrologues, il s'agit d'une ressource importante : selon J. A. Allan, en considérant que depuis la fin des années 1980, le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord ont importé 40 millions de tonnes de céréales et de farine par an, en termes d'eau virtuelle, c'est plus de la moitié de la quantité du Nil utilisée pour l'agriculture dans toute l'Égypte).
... et de solidarité
Malheureusement ce n'est pas seulement l'eau qui peut être virtuelle, la solidarité internationale aussi. Si celle-ci a été, à Kyoto comme à Johannesburg, au coeur des conversations, elle ne s'est pas franchement concrétisée. Au niveau international, l'aide publique au développement dans le domaine de l'eau représente moins de 10 % de l'aide au développement, soit environ 4,5 milliards de dollars par an pour l'approvisionnement et l'assainissement. "Les évaluations récentes des dépenses requises pour satisfaire aux objectifs adaptés à Johannesburg en matière d'eau impliqueraient au minimum d'augementer les investissements d'au moins 50 % en supplément de l'effort actuel, voire de doubler ces investissements", précise Henri Smets, auteur de plusieurs rapports de l'Académie de l'eau. "Une telle accélération n'est concevable que si l'eau devient une plus grande priorité gouvernementale dans les pays en développement et si l'aide internationale pour l'eau augmente de façon très sensible." Il est clair aussi que PPP ou pas, sans une augmentation importante de l'aide publique au développement dans le domaine de l'eau au bénéfice des pays à revenu faible, les objectifs de la Déclaration du millénaire resteront lettre morte.
En termes absolus le montant des investissements requis ont été évalués à 180 milliards de dollars par an pendant dix ans (rapport Camdessus – soit par rapport aux investissements actuels, 100 milliards de plus par an). De nombreux spécialistes s'accordent sur un montant moindre, à condition que les investissements soient mieux orientés, aux niveaux local et technologique notamment. Quoiqu'il en soit 100 milliards de dollars par an, pendant 10 ans, cela fait... exactement le montant des dépenses militaires annuelles mondiales. Si certains répugnent à ce style de comparaison, il y a là tout de même pour l'eau de quoi se faire amère. Mais le saviez-vous, l'eau serait peut-être schizophrène ? Les propriétés physiques de l'eau liquide ne respectent pas les lois établies pour les autres liquides. Depuis plus d'un siècle, des physiciens soupçonnent que la cause en est un dédoublement de la structure de l'eau. Encore aujourd'hui, ils discutent... Franchement, on le serait à moins. .
Voir aussi : Towards the waters policies for the 21st century - A review
after the World Summit on Sustainable Development in Johannnesburg , by Janos J.
BOGARDI and Andras SZOLLOSI-NAGY, International Hydrological Programme – IHP-UNESCO.