Magazine H2o | De l'interdiction des coupures et des réductions de débit en France | Enjeux-Avis d'expert

Dessin de tracé de fleuve

Accueil > Urgences > Enjeux > De l'interdiction des coupures et des réductions de débit en France
logo lien vers www.lemeeb.net

De l'interdiction des coupures et des réductions de débit en France

Mots clés : France, coupures d'eau, réductions de débit, loi Brottes, jurisprudence
Convertir en PDF Version imprimable Suggérer par mail
201604_smets_itl.jpg

DE L'INTERDICTION DES COUPURES
et des réductions de débit en France

Henri SMETSmembre de l'Académie de l'eau

H2o – novembre 2016

 

Les coupures et les réductions de débit en cas d’impayés ont été interdites par la loi au Royaume-Uni en 1998 et en Irlande plus récemment. En France, il en est de même depuis peu dans le cas des résidences principales mais il reste encore de nombreux délégataires pour contester l’interdiction des réductions de débit pourtant rappelée par le Gouvernement.

Depuis 2007, les coupures d’eau en cas d’impayés étaient interdites si elles visaient des personnes démunies bénéficiaires du fonds de solidarité pour le logement (FSL) mais autorisées pour les autres usagers. En 2011, le Ministère du développement durable interrogé sur la question des réductions de débit a précisé: "L’article 1er du décret (n° 2008-780) interdit de réduire le débit de fourniture d’eau aux abonnés en situation d’impayés, alors qu’une telle mesure est autorisée pour la fourniture d’électricité". Cette déclaration ministérielle a été totalement ignorée par de nombreux distributeurs qui ont continué à pratiquer des réductions de débit. Ainsi à Lyon, il y a eu plus de 1 000 réductions de débit en 2014. À la suite de la loi Brottes (2013), l’interdiction des coupures a été généralisée en 2014 à tous les usagers domestiques. Celle-ci est officiellement admise par les distributeurs, représentés par la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies (FNCCR) et la Fédération professionnelle des entreprises de l'eau (FP2E), mais des coupures sont encore pratiquées actuellement malgré leur illégalité reconnue de tous. Concernant l’interdiction des réductions de débit, la FP2E en conteste encore le bien-fondé.  

En 2015, les distributeurs soucieux des effets de l’interdiction des réductions de débit sur l’équilibre économique des services se sont adressés à l’Assemblée nationale comme au Sénat pour qu’ils rendent légales les réductions de débit en cas d’impayés chez des usagers non démunis. Après débats, les élus ont choisi de ne pas autoriser les réductions de débit prises par un distributeur en cas d’impayés sans le moindre contrôle externe préalable. Dès la fin 2015, les réductions de débit sont devenues moins fréquentes, les grandes régies ayant décidé d’abandonner cette pratique. En revanche, certains délégataires ont continué à restreindre le débit d’eau à un maigre filet en cas d’impayés chez des usagers en capacité de payer leurs factures d’eau comme chez des usagers démunis. Le décret cité ci-dessus est donc toujours ignoré par plusieurs délégataires. En 2016, le Tribunal d’instance de Limoges saisi en référé à la suite d’une réduction de débit a confirmé l’illégalité de cette pratique. La Saur condamnée a décidé de fait appel et la Cour d’appel de Limoges par un arrêt du 15 septembre 2016 a considéré que les réductions de débit qui aboutissent à ne laisser couler qu’un filet d’eau ne sont pas permises. Cet arrêt se base sur une décision du Conseil constitutionnel du 30 mai 2015 qui reconnaît que la possibilité pour toute personne de disposer d'un logement décent est un "objectif de valeur constitutionnelle". Il précise que : "Le débit (de 22,6 litres par heure) ne peut être considéré comme permettant une utilisation normale de l’eau courante dans le logement et pouvant satisfaire la condition relative au caractère décent de celui-ci". La Cour d’appel a conclu que la réduction de débit pratiquée pat la Saur constitue un trouble manifestement illicite. De même, des entreprises du groupe Veolia ont été condamnées en référé en 2016 à la suite de réductions de débit. Ainsi en mars 2016,  le Tribunal d’instance d’Avignon a conclu à l’existence d’un trouble manifestement illicite (débit résiduel de 15 l/h) comme d’ailleurs l’avait fait le Tribunal d’instance de Puteaux dès janvier 2016. 

En mai 2016, le Gouvernement interrogé par une parlementaire sur la question des réductions de débit a répondu: "En l'état actuel des textes, la réduction de débit d'eau n'est pas non plus autorisée" dans le cas d’impayés. Il ressort des différents jugements rendus en France que tout distributeur qui couperait l’eau ou qui réduirait fortement le débit d’alimentation pour motif d’impayés dans une résidence principale serait dans son tort. En juin 2016, une nouvelle question prioritaire de constitutionnalité (QPC) a été déposée auprès de la Cour d’appel de Nîmes pour soutenir que les réductions de débit en cas d’impayés ne seraient pas conformes à la Constitution. Un arrêt est attendu en novembre 2016. Actuellement, un certain nombre de coupures et réductions de débits continuent d’être pratiquées en France malgré leur interdiction. En septembre  2016, les deux ONG : Coordination Eau-IDF et France Libertés ont reçu en moyenne deux plaintes par jour pour violation de l’interdiction des coupures et réductions chez des usagers ayant des difficultés à payer leur eau. D’autres violations ont sans doute eu lieu chez des usagers qui ont trop tardé à payer leur eau. 

Rien n’indique que les actions devant les tribunaux français en cas de coupures ou de réduction de débit soient appelées à cesser. En attendant, la jurisprudence se confirme arrêt après arrêt. Vienne le jour où aucun délégataire ne demandera plus à un maire l’autorisation de faire ce qu’un décret interdit expressément : réduire le débit d’eau jusqu’à rendre un logement invivable. Le principe de la dignité de la personne humaine, principe cardinal de l’ordre constitutionnel européen, n’est pas garanti lorsque le débit d’alimentation en eau est trop faible.


COMMENTAIRES

  1. Comme un certain nombre de coupures effectuées en France concernait des personnes en situation de précarité que la loi française de 2007 aurait dû protéger des coupures, un mouvement d’opinion s’est développé pour interdire des pratiques mal maîtrisées qui, dans un certain nombre de cas, portaient atteinte au droit de l’homme à l’eau. La loi Brottes a donc été introduite en 2013 en vue d’interdire les coupures et les réductions de débit dans un pays où ces mesures coercitives n’étaient pas prises "de manière exceptionnelle" ou "en dernier ressort". 
  2. En France, la fréquence des coupures était d’environ  6 pour 1 000 abonnés, c'est-à-dire environ 10 fois plus qu’en Belgique, 6 fois plus qu’aux Pays-Bas et 3 fois moins qu’en Espagne. Si l’on tient compte des nombreuses réductions de débit pratiquées en Wallonie, la fréquence  des coupures et des réductions de débit (10 024 en 2014 pour 1,4 million d’abonnés, 7 pour 1 000 abonnés) y serait aussi élevée qu’en France à la même époque (140 000 coupures par an pour 23,6 millions d'abonnés plus un nombre indéterminé de réductions de débit). 
  3. L’interdiction des coupures et réductions de débit est considérée comme l’une des causes de l’augmentation des impayés. Le taux moyen des impayés qui était de l’ordre de 1,2 % en 2012 en France aurait augmenté. Ce taux est en moyenne plus élevé dans les cas des régies. Il est inférieur à celui en Wallonie (4 %) ou de l’Italie (4,3 %). Le coût des impayés chez Veolia en France était de 5 euros par abonné par an en 2014. S’il devait doubler comme annoncé par Veolia, il atteindrait 10 euros comme en Wallonie. En Angleterre, il serait d’environ 24 euros par ménage et encore plus en Écosse. 
  4. La mise en oeuvre des interdictions des coupures et des réductions de débit en France pourrait se traduire par une augmentation des impayés si des mesures correctrices ne sont pas prises. Certains délégataires ont demandé aux collectivités organisatrices d’augmenter le prix de l’eau de tous pour compenser les effets de la croissance des impayés chez certains usagers. N’y a-t-il pas d’autres mesures à prendre pour lutter contre les impayés d’usagers qui ne veulent pas payer leur eau et qui sont très largement majoritaires parmi les usagers en retard de paiement ? 
  5. Les procédures de coupure ou de réduction de débit en place souffrent de nombreux défauts car les usagers ayant des impayés liés la précarité ne sont pas tenus de signaler cet état de précarité et les organismes sociaux chargés en principe d’intervenir n’étaient pas tenus d’intervenir pour des dettes d’eau ou intervenaient rarement. Sur un million de ménages devant dépenser plus de 3 % de leurs ressources pour l’eau et l’assainissement (4 % des usagers), il n’y avait en France qu’environ 100 000 ménages aidés pour l’eau par les municipalités, les CCAS, les FSL et les chèques eau des délégataires. Dans ces conditions, il reste en France 900 000 ménages qui doivent payer leur eau à un prix généralement considéré comme étant inabordable. En Flandre (Belgique), le taux des ménages aidés pour l’eau atteint 10 % des ménages (230 000 personnes ayant de faibles revenus, des titulaires de  faibles pensions et des personnes handicapées). En Italie, une loi récente (n° 221 du 28-12-2015 ) autorise la mise en place d’aides financées nationalement et de tarifs sociaux pour l’eau. 
  6. L’opacité qui règne en France sur les questions d’impayés, de coupures et de réductions de débit rend très difficile toute analyse statistique portant sur le nombre de coupures, le nombre de réductions de débit, le nombre de personnes en situation d’impayés, le volume des impayés chez des personnes en capacité de payer ou chez des personnes démunies, les retards à la mise en œuvre d’actions amiables et d’actions contentieuses pour le recouvrement des impayés, le taux des créances irrécouvrables, etc. Toutefois, l’on sait que les taux d’impayés en France varient énormément selon le distributeur (de 0,3 à 10 %) et dépend de l‘effectivité plus ou moins grande des agences du Trésor dans le cas des régies. D’autre part, il faut éviter de confondre le taux d’impayés après 3 mois avec le taux d’impayés après 18 mois et le taux des créances irrécouvrables. ▄

Note – Les chiffres cités dans cet article sont extraits de : Henri Smets, Le recouvrement des factures d’eau, Éd. Johanet, Paris, 2016. Pour la période avant 2008, voir La prise en charge des dettes d’eau des usagers démunis en France, Éd. Johanet, Paris, 2008 (Annexe 4). 

 

 L'auteur
Ancien fonctionnaire de l’OCDE, Henri Smets est professeur invité à l’Université Paris I, membre de l’Académie de l’eau et président de l’Association pour le développement de l’économie et du droit de l’environnement (ADEDE).