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L'ACCÈS À L'EAU EN AFRIQUE
Éviter le piège de la privatisation
Medhi LAHLOU président – ACME-Maroc
manifestation devant le siège de la province de Rabat
jeudi 14 avril 2011
photo Ouhnaoui Mohammed pour ACME-Maroc
Depuis la révolution qui l’a mise sur le chemin de la démocratisation, la Tunisie attire la sympathie, notamment celle de tous les peuples épris, comme le sien, de liberté, de justice et de développement économique et social.
Pays encore fragile à la suite des sept mois de gestation qu’elle a déjà connus, mais aussi en raison des retombées négatives des évènements dramatiques survenant sur le sol de sa voisine, la Libye, elle est aujourd’hui courue par divers prospecteurs à la recherche des meilleures opportunités d’affaires, pour y reprendre pied dans la perspective de l’ère de stabilisation d’après Ben Ali.
Parmi ces opportunités potentielles figurent, à n’en pas douter, le secteur de l’eau et de sa distribution dans différentes villes tunisiennes. Dans une approche de "solidarité" pour apporter aide et support à un pays qui en a grandement besoin, qui dispose certes de compétences humaines reconnues, mais qui est aujourd’hui en "manque" de ressources financières et qui doit opérer en urgence pour répondre à une infinité des besoins et de demandes exprimés par sa population, les conglomérats de l’eau se mettent désormais dans les rangs pour assurer aux Tunisiens "l’accès à l’eau", soit la capacité de bénéficier d’un service de base.
Or, sous prétexte de se mettre au service des populations et de les aider à accéder à une ressource vitale, de plus en plus rare, les entreprises de l’eau sont mues, d’abord et avant tout par la prise de contrôle d’un secteur monopolistique qui constitue pour elles, un peu partout dans le monde et plus particulièrement dans les pays en voie de développement, une source de profits importants et assurés pour de longues années.
De ce point de vue, il est utile d’énoncer les principaux éléments suivants qui conduisent à affirmer, sans conteste, combien la prise de contrôle des services de l’eau par le capital privé – de quelque origine qu’il soit et quelle que soit la forme que prend ce contrôle – est inappropriée, politiquement injustifiée et économiquement et socialement contreproductive :
- La distribution de l’eau, comme l’assainissement, est un service public de base, qui porte sur un bien vital, par nature monopole public, et qui ne peut d’aucune façon échapper à la communauté nationale (tant à l’échelle de l’échelle de l’État qu’à celle des collectivités territoriales). L’eau est un bien commun et un droit humain fondamental, et le marché n’a pas pour vocation d’assurer des droits ou de posséder ce qui appartient ;
- Abandonner l’eau – ou l’école ou la santé ou la sécurité et la défense nationales – aux particuliers serait pour les autorités publiques se délester de tâches qui relèvent naturellement de leurs interventions normales. Celles qui fondent leur légitimité, lorsque ce n’est leur raison d’être ;
- La gestion de l’eau et l’assainissement, sont souvent attachés pour les détracteurs des services publics à l’incompétence des personnels de l’État et à la corruption qui sévirait dans sphère publique, seule. Exprimé autrement, le privé sait mieux faire que l’État et à moindre coût ;
- Sans revenir à l’expérience latino-américaine en la matière (de Cochabamba à Buenos Aires), la France et le Maroc sont juste à côté pour nous dire que dans l’une, on a connu l’un des plus gros scandales de corruption, à Grenoble plus précisément, en marge de la session au début des années 1990 de la gestion des eaux de la ville à une entreprise française et dans l’autre, des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent pour demander le départ du pays des entreprises délégataires des services publics de l’eau et de l’assainissement (à Rabat, Casablanca et Tanger/Tétouan) parce que ces dernières n’ont pas réalisé les investissements convenus, ont indûment distribué des dividendes, ont augmenté les prix et n’ont pas réalisé les branchements sociaux qui étaient prévus dans leurs cahiers de charges respectifs et échappent, dans une large mesure, au contrôle des autorités délégataires (soit l’État ou les autorités municipales pertinentes).
Dans une démarche citoyenne, à l’international, un ensemble d’associations agissant dans le cadre du Forum Alternatif Mondial de l’Eau, bien conscientes des dangers pour les populations – surtout les plus pauvres – de la volonté d’accaparement par les grandes entreprises multinationales de leurs eaux, se mobilisent depuis de nombreuses années pour :
- La reconnaissance de l’eau comme un bien commun de l’humanité, vital pour tous les êtres vivants, et pas une simple marchandise qui serait l’objet de la seule loi de l’offre et de la demande, ce qui interdirait son accès aux plus démunis ;
- L’inscription dans les constitutions nationales du droit d’accès pour tous à l’eau potable et à l’assainissement, comme "droit fondamental, essentiel au plein exercice du droit à la vie et de tous les droits de l’homme", en accord avec la Déclaration de l’Assemblée générale des Nations unies du 29-07-2010 ;
- La gestion et la protection publiques et participatives des ressources en eau contre les pollutions agricoles, industrielles et médicamenteuses et la surexploitation ;
- La répartition concertée et démocratique de ces ressources entre les différents usages de l’eau : alimentation des populations, agriculture, industrie, tourisme, etc., avec une priorité pour la préservation de la biodiversité ;
- La réalisation ou la réhabilitation par la Puissance publique des infrastructures nécessaires partout, et pas seulement là où c’est rentable, pour des services d'alimentation en eau et d’assainissement performants et démocratiquement gérés, dans le respect des normes de qualité de l’eau et de protection de l’environnement ;
- La mise en place d’une tarification progressive de l’eau potable domestique, pour la rendre réellement accessible, en pénalisant les abus et excluant toute rémunération – sous forme de dividendes – du capital investi.
Les autorités publiques tunisiennes, administratives et élues, ne sont pas seules aujourd’hui à éprouver des difficultés à résoudre les problématiques de l’eau qu’affrontent leurs populations – dont la raréfication et/ou la pollution ne sont pas les moindres. L’arrivée du capital privé pour gérer l’eau en Tunisie, dans le cadre de ce qu’il est convenu d’appeler un partenariat public-privé (qui n’est rien d’autre formule policée de privatisation) n’est pas une panacée, comme celle-ci ne s’imposait pas au Maroc.
Un autre partenariat existe, véritablement gagnant-gagnant celui-là, qui verrait la mise en place de collaborations technique, financière, industrielle et, surtout, politique et sociale, entre des établissements publics et des municipalités tunisiens avec des établissements pertinents maghrébins (de ce point de vue l’expérience de l’Office national marocain de l’eau potable, ONEP, serait d’une très grande utilité) ou des collectivités urbaines au sud et au nord de la Méditerranée, qui ont montré leur efficience et leurs compétences en la matière, à l’exemple notable de la ville de Paris, qui a remunicipalisé la gestion de son eau à partir du début de l’année 2010. Mais d’autres exemples peuvent être tirés, dans le même secteur, des expériences allemande, italienne, espagnole ou scandinave.
On aurait là une occasion majeure pour les uns comme pour les autres d'exprimer une solidarité agissante vis-à-vis du peuple tunisien et aussi de pâtir une coopération décentralisée, gage véritable d’un nouvelle forme de construction euro-méditerranéenne, plus conforme aux intérêts des sociétés de part et d’autres de la Méditerranée, à la suite du printemps arabe qui a démarré Tunisien. .