QU'EST-CE QUE L'EAU ?
Jean-Philippe PIERRONdoyen de la faculté de philosophie
directeur de la chaire industrielle "Rationalités, usages et imaginaires de l’eau"
Université Jean Moulin Lyon 3 – Faculté de Philosophie
image Hylas et les naïades
Solenne Leclaire – babel-land.over-blog.com
h2o – juillet 2013
L’eau est une ressource naturelle. On se contente d’ordinaire de cette affirmation, pour alors immédiatement se demander comment la distribue-t-on de façon technique (problème d’ingénieurs et d’hydraulique) ou comment la redistribue-t-on de façon éthique et politique (questions de répartition juste et équitable de l’accès à l’eau ou de préservation de la ressource). Mais ce faisant, on se réfugie trop vite sous le mot "naturel" pour en faire une donnée et non une construction ; que ce soit la nature au sens métaphysique et prémoderne qui fait de l’eau le liquide originaire (eaux mythiques) ; ou la nature au sens positiviste qui réduit l’eau à son idéal abstrait (H2O). On masque dès lors l’équivocité et l’ambiguïté du mot nature, ne voulant pas voir que l’eau fait aussi l’objet d’une construction symbolique telle qu’elle apparaît comme à la fois l’objet de savoirs (qu’est-ce que l’eau ?), de devoirs (qu’est-ce qu’un usage éthique et juste de l’eau ?) et de croyances (l’eau comme expression symbolique de l’origine), en plus de cette approche sensible de l’eau qui fait d’elle le bien des poètes et des artistes (pourquoi l’eau donne-t-elle singulièrement à rêver ?)
Aussi demander "qu’est-ce que l’eau ?" – sous-entendu comment a-t-on pu en venir à cette abstraction qui croit avoir tout dit de l’eau en l’ayant réduit à un composé chimique et en l’unidimensionnalisant note [note auteur 1] – a pour ambition de revisiter l’assurance qu’une culture et qu’une société ont de leurs savoirs et de leurs pouvoirs parce qu’elles ont depuis longtemps appris à savoir ce qu’on en fait dans le langage de l’analyse et de la maîtrise. Si la crise environnementale nous mobilise tant, autour de l’idée de stress hydrique, de guerre de l’eau, de gaspillage, c’est parce qu’elle est également une crise de la modernité dans sa façon de symboliser l’eau. La précarité de la nature est simultanément une crise de la culture. Sauver ou préserver une ressource naturelle questionne donc les réserves symboliques d’une culture dans sa capacité à redéfinir quel type de monde elle veut construire dans l’articulation avec le milieu environnant : si l’eau est constituée par le social elle est aussi constituante des relations sociales.
"Qu’est-ce que l’eau ?" n’est pas une question qui porte sur sa composition, demandant "de quoi est-elle faite ?" Ce n’est pas non plus seulement une question qui ne porte que sur ses usages : "de l’eau, que pouvons nous faire ?" Elle interroge notre disposition, à nous qui nous étonnons d’être vivant sur la Terre, à envisager le sens d’une appartenance. Il ne s’agit pas de se demander si l’eau nous appartient, mais en quel sens nous nourrissons avec elle des appartenances. Comment sa modalité de présence nous met face à notre propre présence, comme vivant humain, qui est aussi, comme tous les vivants, une "créature de la soif". En posant la question aussi radicalement, nous sommes ainsi conduits à revisiter notre manière de faire monde humain dans notre appartenance à la nature. L’eau est cette médiation élémentaire en même temps que cette ressource naturelle objet de partitions sociales et de répartitions politiques.
À la question "qu’est-ce l’eau ?", on peut faire sommairement trois réponses : la première est d’ordre poétique ou phénoménologique ; la seconde est d’ordre technoscientifique, et la troisième est d’ordre herméneutique interrogeant notre manière de faire monde. Telles seraient l’eau d’Orphée, de Prométhée et d’Hermès, qui toutes les trois invitent à différents types d’usages, de pratiques éthiques et politiques.
Poétiquement, on peut faire de l’eau l’objet d’une rêverie élémentaire qui lui donne une vertu d’origine. C’est là sa dimension orphique, celle qui dit "l’eau c’est la vie" et qui trouve en elle, une puissance de fécondité et de fertilité. Au-delà de la seule imagerie, l’image de l’eau rejoint dans les grandes médiations cosmologiques des cultures qui font de l’eau, avec d’autres éléments, un fondement de l’ordonnancement du monde. Elle est ici un des éléments qui constitue un vocabulaire élémentaire – non rudimentaire – pour dire les choses qui sont au fondement du monde. Au commencement, à l’origine, l’esprit plane toujours sur des eaux. Au sens orphique, l’eau est une vertu d’origine qui fait d’elle cette puissance qui génère et qui régénère. Avec cette dimension cosmologique, la préoccupation n’est pas tant physique que métaphysique : il s’agit d’articuler vies des hommes individuelles, vie des peuples en société et vie du cosmos. L’eau dans sa dimension poétique n’est pas alors un objet décoratif mais un connecteur symbolique qui contribue à solidariser le temps des hommes et le grand temps du monde. Les grands rites cultuels et culturels s’en souviennent. L’eau dans cette vertu d’origine nous reconduit à notre expérience de l’habiter dans une étroite connivence, qui pourrait être païenne dirait Levinas, qui voit la vie des hommes frémir avec la vie de l’eau. C’est la capillarité du Rhin dont rêve Heidegger. C’est le génie des sources qu’une phénoménologie cultive dans une immédiate proximité qui conteste que l’homme puisse de désolidariser de la nature aussi simplement que par décret, scellant au contraire une communauté destinale au risque de dissoudre l’humain dans la grande eau matricielle – cf. l’image de la mer méditerranée comme cette grande mare qui est aussi une Grande Mère –. C’est aussi une forme de valorisation fascinée pour l’eau sauvage, celle des grands parcs naturels, des grands lacs ou des chutes d’eau pittoresques qui font de l’eau un milieu de wilderness. Cette valorisation du poétique a un inconvénient : si elle intensifie une modalité de la présence au monde, elle encourage aussi le risque d’une dilution, disparition de l’humain dans le grand tout de la nature. Cette valorisation orphique de l’eau découple l’aspect environnemental de la dimension éthico-sociale, comme si l’eau n’était que ressource, réserve valant absolument et pour elle-même sans les hommes, comme si tout homme avait accès à l’eau sans difficultés.
Inversement, on peut de l’eau penser avoir tout dit, cette fois-ci en faisant disparaître son aspect mystérieux – les eaux dormantes, profondes ou troubles – pour la soumettre à une intelligence analytique qui n’y voit plus qu’une énigme à décoder. Prométhéisme qui substitue à la langue équivoque de l’élémentaire, la langue univoque de l’atomique dans la chimie, la méthode expérimentale et les sciences de l’ingénieur. Toute la force de la chimie moderne, en rupture avec l’alchimie, est précisément de dire que l’eau prétendument simple est un composé atomique. L’eau pose une question non de métaphysique mais de physique. Telle est l’eau dont on pense avoir tout dit et épuiser la question en étant parvenu à la décomposition de l’élémentaire par élucidation de sa composition : H2O. Cette eau qui s’épèle dans une langue universelle et rationnelle est l’eau de tous, connaissable, manipulable et maîtrisable à merci. Mais elle n’est l’eau de personne. L’eau du mystère des eaux était celle de l’oratoire ; l’eau H2O est énigme de laboratoire. Au génie des sources fait alors place l’ingénieur des eaux. En somme l’eau H2O est une eau sans histoire et sans géographie. On en parle en une langue universelle mais pour cette raison déterritorialisée. Telle est ce que porte l’acronyme : l’invention d’une langue qui parle administrativement des matières, qui réduit la diversité du vivant ou de la nature à la langue homogène du concept et qui ramène la qualité des eaux à sa quantification. L’acronymité est la preuve de leur désincarnation [note auteur 2]. Elle élimine l’ensemble des expériences de l’eau dans une virtualisation. Cette virtualisation épistémologique trouve son relais technoadministratif dans l’acronymité des instances mondiales ou nationales devant la prendre en charge : OMS, FAO, PNUD. Cette culture de l’acronyme est le symptôme d’un monde unidimensionnel croyant que la continuité mécanique de l’extraction de l’eau à son acheminement et sa distribution n’est qu’une question technique relevant d’une machinerie, d’une "machine à abreuver", indifférente aux sources, aux milieux et aux usages. Elle croit pouvoir épuiser l’expérience et les enjeux de l’eau dans les seuls mots technoscientifiques de la connaissance et de la maîtrise. L’eau maîtrisée / métrisée des ingénieurs n’est pas l’eau qualifiée des usagers. Or ces derniers la rematérialise et la resymbolise pour se l’approprier par les acteurs et les groupes humains.
Entre la valorisation intensive de l’eau habitée dans l’origine et une instrumentation pas moins intensive de l’eau manipulée non plus comme une source de sens mais comme une ressource, nous avons les deux extrêmes des valorisations et des attitudes que les hommes peuvent prendre avec l’eau. Soit s’émanciper d’un anthropocentrisme hautain revendiquant l’universalisme de la raison humaine qui boude et snobe l’appartenance à la nature comme un archaïsme en cultivant les vertus d’origine de l’eau (l’écocentrisme d’un Rolston par exemple). Soit s’émanciper d’une forme d’idolâtrie à l’égard de l’eau qui s’ouvre sur un culte de l’enracinement mais qui néglige la diversité des cultures, la soif des hommes en maintenant une position anthropocentrée délibérément humaniste.
Or nous ne vivons ni dans l’un ni dans l’autre mais dans l’entre-deux de l’habité orphique et de la manipulation effrénée délocalisée prométhéenne. Nous vivons dans et par des médiations qui font que l’eau est pour nous, certes instrumentée, mise en réseaux, mais par cette médiation même, objet de civilisation et d’urbanité. Telle est ici l’importance accordée alors à la figure d’Hermès. Nous sommes donc à un croisement lorsque nous vivons deux excès : la réduction matérielle de l’eau à une ressource industriellement exploitable qui écrase la portée expressive de l’eau dans la seule langue technicienne et ne traite les enjeux que soulève cette dernière que de la sorte ; la survalorisation poétique de l’eau comme origine résistant à toute exploitation dans son anarchique puissance vitale et se donnant immédiatement. Une attention herméneutique rappelle que si la médiation technoscientifique est d’importance, elle n’est pas la seule et qu’à elle seule elle ne fait pas un monde humain. Comment repenser une appartenance dans et au cœur de nos instrumentations hydrauliques ingénieuses, de nos activités industrieuses et de réglementations administratives ?
La solidarité poétique, dont nous venons de parler et que nous redécouvrons, réplique à l’unidimensionalisation du monde qui se déploie sous la figure de la globalisation technologique. Mais inversement, cette dernière corrige, dans la pluralité de ses formes, une sacralisation de la relation à l’eau peu opérante. L’uniformisation n’est pas l’unidimensionnalisation. Si la logique de l’uniformisation est intéressante en ce qu’elle homogénéise des standards de productions et par là augmente nos pouvoirs et nos capacités – la continuité du service de l’eau dans l’amélioration continue de sa qualité par la fiabilité des procès de captage, d’acheminement ou de traitement de l’eau – elle devient inquiétante lorsqu’elle unidimensionnalise, le seul aspect technique devenant "le" critère pour définir ce qui fait monde. Or l’unidimensionnalité du monde humain est dominée par cette rationalité technicienne qui traite les problèmes humains (la faim, la soif, le soin, le loisir, le désir, le travail, etc.) comme s’ils n’étaient que des problèmes techniques dans une véritable machination de la machine : la réduction de la fontaine à l’abreuvoir et du robinet à la machine à boire. Cette unidimensionalisation dépèce les individus, les groupes et les sociétés de leurs capacités à exprimer leurs attentes. À cela réplique une triple reconnaissance.
Enjeu alors pour la cohésion technologique qui s’est déployée sur et à propos de l’eau. Comment ne pas vivre l’écartèlement entre l’eau mystérieuse mais sacralisée et l’eau objectivée et maîtrisée si ce n’est en prenant la distance avec le système technique qui travaille à l’unidimensionnaliser, en questionnant comment pluraliser ces milieux institutionnels et techniques qui la médiatise ? Si dans nos sociétés, la médiation majeure est devenue le système technicien, il est question de se demander comment ce dernier, dans sa dimension hypertélique – le canal, la pression des conduites – peu, à l’échelle individuelle – les usages de l’eau du robinet qu’analyse l’anthropologue – mais aussi à échelle collective, sociale et politique – le pilotage éthique et politique des systèmes techniques – servir une forme nouvelle d’individuation ?
Enjeu anthropologique qui interroge cette ontologie naturaliste que décrit Descola qui insiste sur la continuité entre les entités physiques (l’eau H2O comme composé non humain de même ordre que les composés du corps humain) mais sur leur discontinuité d’intériorités qui autorise à se penser comme en rupture totale avec l’eau. Est-ce qu’une analyse anthropologique ne vient pas nuancer le type d’anthropologie qui supporte notre maîtrise de la ressource hydrologique, en montrant l’écart entre l’eau maîtrisée et prescrite et les usages réels de l’eau ?
Enjeu géographique. Les valorisations esthétiques et paysagères de l’eau, en plus des usages industrieux ou ludiques, ne font-elles pas entendre comment l’eau, comme géopoétique et géographie, contribue à élaborer une manière de faire monde, source de culture plus que simple ressource ? De l’écogeste à la réappropriation culturelle d’un dispositif réduit à une machine à abreuver et la prise de décision collective sur un bien public mondial – géographie de l’eau ? Quelle part joue, dans ce contexte la redécouverte de l’eau dans sa dimension phénoménologique sensible, sous le coup de sa raréfaction ?
Enjeux éthiques et politiques enfin, avant de se demander comment protéger et répartir les ressources en eau, il est donc important de se demander quelles sont les valeurs, les valorisations qui la sous-tendent ? Tels sont ici les enjeux de gouvernance qui savent jouer sur des échelles différentes, penser des interdépendances et s’inscrire dans les expériences des cultures, des peuples et des sociétés. C’est là un des enjeux aujourd’hui d’interrogation sur le statut des délégations de services publics de l’eau. De l’international au national jusqu’au régional et local, la ville ou la région apparaissent alors comme la bonne échelle pour réconcilier et permettre une régulation environnementale qui réarticule ressource naturelle et diversité des réponses culturelles et sociales, une forme de réconciliation entre appartenance à la nature et responsabilité.
.
note 1 – Jamie Linton, What is water ? The history of a modern abstraction, University of British Columbia Press, 2010.
note 2 – Voir Cynthia Fleury, Anne-Caroline Prévot-Julliard (dir.), L’exigence de réconciliation, Biodiversité et société, Fayard / MNHN, 2012, p. 460.
|
- L'auteur
|
Agrégé et docteur en philosophie, Jean-Philippe Pierron est maître
de conférences (spécialité "éthique et droit") à la faculté de
philosophie de l'université Jean Moulin, Lyon III. Il est l’auteur de
plusieurs ouvrages dont récemment publiés : Les Puissances de
l'imagination, Essai sur la fonction éthique de l'imagination, Éditions
du Cerf, juin2012, et Repenser la nature. Dialogue philosophique,
Europe, Asie, Amériques, ouvrage collectif sous la direction de
Jean-Philippe Pierron et Marie-Hélène Parizeau, Les Presses de
l’Université de Laval, mai 2012.
Jean-Philippe Pierron
|
|
- Chaire industrielle
"Rationalités, usages et imaginaires de l’eau"
|
La chaire industrielle "Rationalités, usages et imaginaires de l’eau" est un programme de recherche, lancé en novembre 2012 avec le soutien de Lyonnaise des Eaux, qui a pour objet de repenser l’eau dans ses diverses manifestations physiques, sociales et imaginaires au regard de la complexité du monde. En dialogue interdisciplinaire avec les sciences humaines, les sciences de la nature et de l’ingénieur, la philosophie propose une réflexion sur les enjeux de connaissance (crise des modèles de rationalité autour du traitement et de l’acheminement de l’eau) et de reconnaissance (usages et représentations de l’eau), qui engagent les hommes dans un nouveau mode d’être et de relation à l’eau.
Six axes de recherche sont proposés :
1. Imaginaires et poétique de l’eau
2. Conditions anthropologiques d’une entreprise de l’univers de l’eau
3. De la connaissance à la reconnaissance : usage de l’eau (du professionnel à l’usager)
4. Les différentes manières de qualifier la qualité de l’eau – quality and poem alike
5. Analyse de la construction des modèles de rationalité, pour une intelligence pratique renouvelée
6. Renforcement des compétences des professionnels de l’eau à des approches sciences humaines
La chaire est abritée à la Fondation pour l’Université de Lyon.
Chaire industrielle "Rationalités, usages et imaginaires de l’eau"
|