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Trois Contes d’Asie et du Pacifique
L’arbre à soleils, Légendes – Henri Gougaud
Collection Points
L’ermite Unicorne et les dragons de la pluie (Japon)
L’ermite Unicorne vivait autrefois dans les hautes herbes de la profonde montagne du Japon. Il portait, plantée au milieu du front, une belle corne torsadée qui lui pesait un peu car il était très vieux, mais comme il était aussi un fameux magicien, il s’accommodait fort bien de cet inconvénient. Il savait voler dans le ciel, chevaucher les nuages et parler aux oiseaux.
L’ermite Unicorne était devenu, avec l’âge, très irascible. Un jour qu’il se promenait dans la montagne, sa longue barbe au vent, la pluie le surprend sur un sentier lointain. Une averse soudaine, torrentielle, ravageuse, qui fait rugir les torrents et ravine les chemins. Unicorne court sous l’averse, cherchant un abri. Mais il n’est plus aussi agile qu’avant, glisse sur l’herbe mouillée et tombe lourdement assis au milieu d’une flaque. Il jure, peste contre les dragons du ciel qui font tomber la pluie et pleurniche. Soudain, il frappe du poing sur ses genoux en poussant un juron ravageur et se redresse, menaçant. Il grimpe au sommet de la montagne, s’envole dans les nuages, attrape les dragons de la pluie par la queue, les fourre dans un grand pot et ferme le couvercle.
- Voilà, dit-il, maintenant je suis tranquille. Il ne pleuvra pas de sitôt.
Un an passe, deux ans, trois ans, sans que tombe une goutte de pluie. La sécheresse est effroyable. Les hommes dépérissent. La terre n’est plus qu’un vaste champ de cailloux et d’herbe jaunie. Le roi du pays convoque prêtres, sages et devins. Il ne leur offre même pas un verre d’eau à boire, il n’y en a plus. Il leur demande :
- Que faire ?
Tous répondent en chœur :
- Tant que l’ermite Unicorne gardera les dragons de la pluie prisonniers, il ne pleuvra pas. Il faut le convaincre de les relâcher. Mais comment ?
Ils réfléchissent longuement, méditent, invoquent les dieux, se grattent le crâne. Enfin, une idée jaillit.
- Envoyons-lui, disent-ils, la plus belle fille du royaume. Tout ermite qu’il est, il se laissera peut-être séduire.
On envoie donc dans la montagne une jeune fille de seize ans d’une beauté divine. Elle s’assied dans l’herbe devant la caverne de l’ermite et se met à chanter une admirable chanson. Unicorne sort. Il est effrayant dans son vêtement de mousse, si maigre et ridé, sa corne terreuse pointant droit au milieu de sa chevelure hirsute, grouillante d’insectes.
Ses yeux s’allument en apercevant la jeune fille.
- C’est un ange du ciel que j’entends là chanter. Quelle merveille ! dit-il. Laissez-moi vous toucher.
La jeune fille est épouvantée. "Quel affreux bonhomme !" pense-t-elle. Mais elle répond en tremblant :
- Faites comme il vous plaira, saint homme.
Alors Unicorne l’entraîne dans sa caverne et la renverse sur sa litière en riant terriblement. Ils roulent ensemble sur la paille : un coup de corne involontaire brise le pot où l’ermite tient prisonniers les dragons de pluie. Aussitôt les dragons délivrés déploient leurs ailes et s’enfuient dans le ciel. Le tonnerre gronde, les éclairs crépitent, l’orage superbe déferle des nuages. Pendant cinq jours, il pleut à verse. La terre enfin s’abreuve longuement et les hommes aussi.
Le cinquième jour, le soleil apparaît dans le ciel lavé. Alors la fille dit à l’ermite :
- Je ne peux rester ici, il faut que je retourne chez moi.
Amoureux et mélancolique, Unicorne répond :
- Je vais t’accompagner.
Il descend vers la vallée, courbé en deux sur sa canne, vêtu de haillons de mousse, édenté, effrayant et ridicule. Il va jusqu’à la ville, où passe une rivière.
- Ermite Unicorne, dit la fille, porte-moi sur ton dos.
Unicorne, soumis et gâteux d’amour, la prend sur ses épaules et traverse la rivière. Ses jambes maigres sont encore solides. Ils entrent ainsi dans la ville. Les gens s’attroupent sur leur passage. La jeune fille les salue, chevauchant son vieillard grotesque et les rires fusent.
Ainsi finit l’histoire : le saint homme abandonna toute magie et vécut désormais dans l’innocence de l’amour.
La grenouille qui avait bu toute l’eau (Pacifique)
Un beau matin ensoleillé, une grenouille goulue avale les eaux, toutes les eaux jaillies de la terre, et s’assied, dignement, gorgée jusqu’à ras bord, énorme. Elle est comme une montagne d’eau bleu-vert, lisse, la peau presque transparente tant elle est tendue. Elle ne peut bouger, elle est trop lourde. Ses yeux ronds comme des lunes contemplent alentour les animaux de la terre et les hommes minuscules assemblés devant son ventre. Personne n’ose l’attaquer, elle est trop grosse, trop imposante.
- Que faire ? se disent les vivants privés d’eau. Nous allons mourir, nous allons nous racornir comme des herbes au feu. Il faut que cette monstrueuse grenouille ouvre sa grande gueule, il faut l’obliger à nous rendre les rivières, les ruisseaux, les sources, mais comment ?
- En la faisant rire, disent les hommes. Si nous la faisons rire, elle ouvrira la bouche et les eaux déborderont, elles déferleront en cascade de ses lèvres.
- Bonne idée, répondent les animaux.
Ils dressent aussitôt les tréteaux d’une grande fête devant la grenouille monstrueuse. Ils font les pitres, dansent, se roulent dans la poussière, s’épuisent en grimaces, en cabrioles, en bouffonneries, ils racontent des histoires drôles, chantent des chansons paillardes. À la fin, ils s’effondrent épuisés et aphones. La grenouille, du haut de sa bedaine gigantesque, les contemple, impassible, méprisante et sinistre.
Un petit bouffon sans membre se dresse alors sur le bout de sa queue devant le gros ventre bleu-vert. C’est une anguille. Elle se met à danser, de manière ridicule, grotesque. Elle se contorsionne, s’entortille dans ses courbettes. Un énorme hoquet secoue les flancs de la grenouille. L’anguille, encouragée, fait une petite grimace et louche. La grenouille suffoque, étouffe, puis éclate de rire et, de sa gueule fendue, débordent les eaux, les rivières, les ruisseaux et les sources. La terre s’abreuve, les arbres reverdissent. Les hommes plongent dans les cascades avec les animaux. La sécheresse est vaincue. La vie recommence. Il était temps. À l’horizon, le désert mobilisait déjà ses bataillons de sable.
Tahiti surgie des eaux (Pacifique)
Aux temps lointains, le peuple de Tiki, du nom de son chef Tiki, fils du soleil, s’en fut sur l’océan, dans une nuée de barques fragiles, n’emportant rien qu’un peu d’eau douce et quelques galettes d’avoine.
Ce peuple intrépide, à la peau brune, navigua donc sur le vaste océan, droit vers le soleil levant. Il croyait en des dieux puissants. Sa foi le sauva car il ne fut pas englouti par les monstres marins et les terrifiantes colères de la mer. Mais il s’épuisa, à force d’errer désespérément. Un matin, perdus au milieu d’un désert mouvant de vagues lentes, accroupis dans leurs barques grinçantes, les yeux brûlés, le corps séché par la famine et le vent salé, les hommes abandonnèrent rames et gouvernails, attendant la mort. Le soleil était accablant. Dans la brume lointaine, aucune terre n’était en vue. Alors Tiki se dressa seul debout à la proue de la première barque, tendit les bras vers le soleil et se mit à hurler une prière sauvage. Il appela au secours les dieux impassibles dans un ciel trop calme :
- Donnez une terre à mon peuple, dit-il. Arrachez un morceau d’étoile ou soulevez le fond de la mer ! Tracez devant nous un rivage. Si vous faites ce miracle, je vous le paierai de ma vie. Je vous offre ma vie pour une terre !
Derrière au fond des barques, les hommes pleuraient en silence, les femmes gémissaient, berçant leurs enfants somnolents, accablés par la chaleur et la famine. Mais à peine ces paroles dites, un étrange tonnerre gronde dans les profondeurs de la mer. Les vagues bouillonnent comme une marmite pleine sous un feu d’enfer. Devant le peuple soudain dressé, jaillit, éclaboussant le soleil, une gerbe d’eau, de feu, de rocs, de sable, l’océan tremble, les barques s’affolent, prises dans des tourbillons rougissants. Tiki, les bras ouverts, aspergé d’écume brûlante, rit comme un démon splendide. La mer prend feu, un volcan s’élève, une montagne de lave crache de longues flammes, des fumées et des cailloux dans le ciel rougeoyant. Combien de temps dure ce formidable accouchement d’une île sur l’océan bouleversé ? Personne ne le sait : la cendre et la fumée effacent la lumière. Les jours sont rouges, comme les nuits.
Un matin, enfin, les grondements s’apaisent au fond des eaux. Devant le peuple de Tiki se dresse une terre nouvelle. Sur cette terre, Tiki pose, le premier, le pied. Les barques sont tirées sur une plage noire, chaude, fumante. Au centre de l’île, le volcan crache encore sa salive rouge. Alors Tiki, le fils du soleil, s’habille de vêtements multicolores, puis il dit adieu à son peuple et part seul dans la montagne. Il disparaît lentement en chantant des chants guerriers. Parvenu au bord du cratère, il salue le ciel, la mère et les dieux et bondit dans la fournaise. Alors le feu s’éteint. Dans un dernier rugissement, le cratère du volcan se referme. De lourds nuages roulent contre ses flancs rocheux et la pluie tombe bienfaisante et tiède. Le peuple de Tiki la boit avec délice, la bouche ouverte vers le ciel. Ainsi fut créé Tahiti. C’est ce qu’affirment les Maoris, fils des Tiki. Leur parole a créé le monde. .