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106 ans après la grande crue de 1910
Inexorablement, l'eau du fleuve n'a cessé de monter, pour envahir
progressivement Paris et sa banlieue. Les pluies continues qui se sont
abattues sur le bassin de la Seine ont eu raison de tous les dispositifs
destinés à prévenir une grande inondation dans la capitale. Plus
d'électricité, plus de téléphone, plus de métro ni de RER. La paralysie a
gagné le cœur économique, administratif et politique du pays. Des
milliers de personnes doivent être évacuées...
Les experts sont formels, une crue de même ampleur que celle de 1910 reviendra et les dégâts qu'elle provoquera seront considérables. C'est une certitude, dont seule la date est inconnue.
Pascal POPELIN, Le jour où l'eau reviendra
Martine LE BECdossier réalisé à l’appui du rapport de l’OCDE
et des informations transmises par
la DRIEE-IDF, l’IAU ÎdF, l’EPTB Seine Grands Lacs
la préfecture de police de Paris et le SGZDS
h2o – juin 2015
illustrations extraites du film de
Olivier Campagne et Vivien Balzi sur une musique composée par Brice Tillet
Paris sous les eaux – themust.fr
Jeudi 3 mars 2016, cela fait maintenant une semaine qu’un anticyclone stagne sur l’Europe du Nord maintenant la France dans un système dépressionnaire. Il pleut sans discontinuer sur la chaîne du Morvan, le plateau de Langres et la côte des Bar. Les sols déjà détrempés par un premier épisode pluvieux mi-février n’absorbent plus le trop-plein d’eau et la Seine, qui s’est mise à gonfler doucement, s’apprête à sortir de son lit. Les lacs-réservoirs construits en amont de la capitale qui ont, depuis plusieurs semaines, vaillamment rempli leur mission d’écrêtement des crues n’arrivent plus à réguler le débit du fleuve et de ses affluents. Les flots gonflés des quatre cours d’eau (La Seine, l’Aube, l’Yonne et la Marne) s’acheminent lentement, mais sûrement, vers le goulet que constitue la traversée de Paris.
Vendredi 4 mars, pour la deuxième fois en ce début d’année, la cote dépasse les 3,45 mètres à l’échelle d’Austerlitz et un premier tronçon des voies sur berges est fermé. Les automobilistes jouent des pare-chocs, rive droite cours Albert 1er, cours de la Reine, et le long des quais des Tuileries et François Mitterrand en tentant de gagner tant bien que mal le quai de la Rapée et la voie Mazas. Rive gauche, les choses vont un peu mieux, ça coince évidemment place Henry de Montherlant jusqu’à l’Alma mais à l’extrémité ouest le souterrain Citroën-Cévennes est encore ouvert. Les ralentissements laissent en tout cas aux "traversiers" le loisir de profiter de la vue presque hypnotique de ce fleuve enflé comme un python gourmand.
Samedi 5 mars, la Seine est prête à se donner en spectacle pour le temps du week-end, c’est en tout cas ce que pressentent les Parisiens, fascinés par la lente montée des eaux. Ce qu’ils ne savent pas, c’est que le service d’assainissement de la ville a déjà procédé à la fermeture des déversoirs d’orages, qui assurent la liaison entre le réseau d’assainissement et la Seine. Pour le moment, l’important est que la Seine ne se répande pas dans le réseau d’égouts. La RATP, ERDF, l’Agence régionale de santé sont en alerte. Le dimanche au matin, la navigation sur la Seine est arrêtée : la cote a dépassé les 4,30 mètres. Dans la nuit qui suit, du dimanche au lundi, la cote atteint 5,50 mètres et la pluie continue de tomber. Les premiers niveaux de sous-sols sont inondés, les parkings souterrains les plus menacés sont évacués vers des zones de stationnement préalablement identifiées. En amont de la capitale, sur la Marne, Meaux, Lagny, Gournay, Le Perreux, Joinville et Saint-Maur sont déjà passées en vigilance orange et même rouge. Sur la Seine, c’est l’enfer qui débute à Choisy-le-Roi, Alfortville et Ivry ; la gare de triage de Villeneuve-Saint-Georges est déjà amputée d’une partie de ses voies.
Le plan Neptune de mobilisation de l’armée est activé et les OIV – opérateurs d’importance vitale – mettent en place leurs premières mesures de protection. Dès la fin de la journée, Paris est placée en vigilance orange ; la cote a dépassé les 6,10 mètres. Le tunnel du RER C, qui longe la Seine, est ennoyé volontairement par la SNCF et la RATP commence à fermer son réseau et à boucher l’ensemble des entrées d’eau du métro. Un plan de circulation minimal est mis en place et le plan de continuité du travail gouvernemental est activé. Il continue de pleuvoir et le python de grossir.
Mercredi 9 mars, la cote atteint 7,13 mètres, la capitale passe en vigilance rouge : la fourniture d’électricité s’interrompt progressivement en zone inondable – et au-delà. Des générateurs sont mis en place par les équipes d’ERDF. L’évacuation des immeubles de grande hauteur situés en font de Seine dans le 15ème arrondissement est organisée ; les hôpitaux Georges Pompidou ou de la Pitié-Salpêtrière ont d’ores et déjà entamé l’évacuation de certains services. Au secrétariat général de la zone de défense et de sécurité de Paris (SGZDS), on n’exclut plus le fait que la crue atteigne un niveau extrême. Les services de secours mettent en place l’ensemble des plans sectoriels, organisent un circuit de distribution d’eau en bouteilles, d’alimentation, d’hydrocarbures pour les générateurs. Les opérateurs télécom déploient des antennes mobiles supplémentaires, un grand centre de collecte des déchets de l’inondation s’organise à la porte de Versailles. Des bases opérationnelles réquisitionnées sont mises en place au nord à Villepinte et au sud de Paris pour accueillir secours et ressources du reste de la France et d’Europe.
Ce même jour, la zone dépressionnaire profite d’un affaiblissement de l’anticyclone sur le nord de l’Europe pour s’évanouir vers l’Allemagne et la Pologne. Mais la Seine continue d’enfler et ce sont maintenant les Hauts-de-Seine qui voient l’eau monter de manière accélérée. Villeneuve-la-Garenne, Gennevilliers et Colombes sont submergées. Le vendredi 11 mars, la Seine atteint les 8,62 mètres sous le pont d’Austerlitz, soit le niveau de la crue de 1910 ; le zouave du pont de l’Alma a de l’eau jusqu’à la poitrine. Le samedi et le dimanche, les Parisiens qui ont été épargnés tentent de se rendre à pied au Trocadéro ou, en face, au Champ-de-Mars pour immortaliser la vue de ce python repu, qui semble s’être endormi, et jeter un œil sur l’autre rive. Cela fait plusieurs jours que les trente-quatre ponts et les trois passerelles reliant les deux Paris, rive droite et rive gauche, ont été fermés pour raison de sécurité. Seule la ligne 2 du métro, Nation-Porte Dauphine, a continué de fonctionner à peu près correctement.
Tous ne prendront cependant pas ce loisir : sur l’ensemble de la région, 850 000 personnes sont directement affectées par la crue et dans certains quartiers du Val-de-Marne ou des Hauts-de-Seine les hauteurs d’eau frôlent les deux mètres. Ici on n’a plus d’électricité, plus d’eau et plus d’assainissement. La présence d’ateliers industriels et d’usines augmentent les risques de pollutions.
Pour les grands acteurs parisiens – la préfecture de police, les services de secours et de protection, et les OIV – le week-end des 12 et 13 mars, survenant au moment du pic de crue, sera dédié à l’exercice terrain : le full scale exercice. La décrue de la Seine sera ensuite simulée du 15 au 18 mars 2016.
Oui, quatre jours seulement parce que tout cela ne sera qu’un exercice ; le premier organisé en France à cette échelle. L’évènement, initié par la préfecture de police, a été baptisé EU Sequana 2016 – Sequana du nom de la déesse ayant donné son nom au fleuve, et EU parce que cet exercice grandeur nature est appuyé par un financement européen. Des équipes espagnoles, italiennes, belges et tchèques participeront d’ailleurs à l’évènement. Ils apporteront leur propre expérience, s’agissant des Tchèques, acquise à Prague lors de la terrible crue de la Vltava en août 2002. En vrai, pour les Parisiens, les choses ne s’arrêteraient pas là, au bout d’une dizaine de jours. La crue attendue sur Paris et sa région va s’opérer sur un rythme lent : lent dans la survenue et encore plus lent dans la décrue. La majorité des activités seront paralysées pendant plusieurs semaines, certaines pendant plusieurs mois ; le temps que le long python ait fini sa digestion et sorte de sa torpeur pour reprendre son cours ondulé vers le littoral normand.
C’est cette longue latence qui explique que la crue de la Seine est considérée par tous les responsables impliqués comme "la crise majeure" que la capitale – et avec elle, le pays dans son entier – aura à surmonter. Quand ? Peut-être en 2016, peut-être seulement en 2026, peut-être même seulement en 2066 ; la survenue de deux crues exceptionnelles l’espace d’une décennie doit aussi être envisagée. Ces dernières années, de nombreux pays ont fait l’expérience d’inondations dépassant les niveaux historiques, avec parfois des répétitions : la République tchèque (Prague) en 2002, le Royaume-Uni en 2007, l’Australie en 2011, la Thaïlande (Bangkok) en 2011, l’Allemagne en 2002 et 2013, le Maroc en 2014. À Paris, la dernière crue "vingtennale" est survenue en janvier 1982, avec une hauteur d’eau de 6,18 mètres. La dernière crue "cinquantennale" est survenue en janvier 1955, avec une hauteur d’eau de 7,12 mètres. La dernière crue centennale est survenue en janvier 1910, avec une hauteur d’eau de 8,62 mètres. Mais la crue historiquement la plus importante jamais observée a été celle de février 1658, avec une hauteur d’eau de 8,81 mètres. Cette dernière est répertoriée avec une récurrence (assortie d’une "période de retour") de 400 ou 500 ans. Ceux qui tiennent au calcul de probabilité devront cependant prendre le soin d’y insérer un autre facteur : l’impact du changement climatique… Ce dernier est susceptible d’accroître la fréquence des crues, leur soudaineté et leur ampleur. Paris a jusqu’ici été épargnée, mais pendant combien de temps encore ?
Fluctuat nec mergitur. Battue par les flots, mais jamais ne sombre.
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LE BASSIN VERSANT DE LA SEINE s'étend sur une superficie de 74 000 km2, soit cinq fois la superficie de la région Île-de-France. Il est irrigué par 23 000 km de cours d'eau et le risque inondation est naturellement présent sur une grande partie de ce territoire.
Carte topographique du bassin versant de la Seine réalisée par Paul Passy (Chamois rouge) – Wikipedia |
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PLUS D'UNE CHANCE SUR DEUX DE VIVRE UNE CRUE CENTENNALE
Le débit de la Seine est marqué par une grande variabilité
interannuelle, caractérisée par des inondations de forte amplitude. La
crue de 1910 est la plus connue avec un débit de pointe estimé entre 2
400 et 2 650 m3/s à Paris, soit près de huit fois le débit moyen du
fleuve. Cette crue, bien documentée, fait figure de référence. On estime
qu’elle a une période de retour centennale, soit une probabilité
d’occurrence de 1 sur 100 chaque année. Ainsi, chaque Francilien a plus
d’une chance sur deux de vivre un évènement de ce type au cours de son
existence.
La probabilité de non occurrence d’une telle crue est de 0,99. Avec une
espérance de vie de 82 ans en France, il y a donc une probabilité de
(0.99)82 = 0,44 de ne pas vivre un tel évènement et donc de 0,56 de le
vivre, plus d’une chance sur deux. |
OUPS... Selon la définition de la confluence, le cours d'eau entrant à une
confluence avec le plus fort débit annuel (module) donne son nom au
cours d'eau issu de cette confluence. Selon cette définition, ce ne
serait pas la Seine, mais l'Yonne, le cours principal du bassin parisien
– et celui traversant Paris. À leur confluence à Montereau-Fault-Yonne,
l'Yonne présente un débit et un bassin versant supérieurs à ceux de la
Seine : respectivement 93 m3/s et près de 10 800 km2 pour l'Yonne, et
80 m3/s et 10 300 km2 pour la Seine. La même situation se reproduit en
amont entre l'Aube et la Seine et cette situation se rencontre aussi
entre la Saône et le Doubs.
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